BADIOU L'HVPOTHESE COMMUNISTE CIRCONSTANCES, 5 lignes L'HYPOTHÈSE COMMUNISTE Du MÊME AUTEUR Ouvrages récents Second manifeste pour la philosophie, Fayard, 2009 l.!Antiphilosophie de Wittgenstein, Nous, 2009 Petit Panthéon portatif, La Fabrique, 2008 De quoi Sarkozy est-ille nom?, Lignes, 2007 ©Nouvelles Éditions Lignes) 2009 Alain Badiou L'HYPOTHÈSE COMMUNISTE lignes Préambule Qu'APPELLE-T-ON ÉCHOUER? 1. À partir du milieu des années soixante-dix du dernier siècle, commence le reflux de la << décennie rouge >> initiée par la quadruple occurrence des luttes de libération nationale (Vietnam et Palestine singulièrement), du mouvement mondial de la jeunesse étudiante (Allemagne, Japon, USA, Mexique ... ), des révoltes d'usine (France et Italie) et de la Révolution Culturelle en Chine. Ce reflux trouve sa forme subjective dans la renégation rési gnée, le retour aux coutumes, y compris électorales, la déférence envers l'ordre capitalo-parlementaire ou << occidental >>, la conviction que vouloir mieux, c'est vouloir pire. Il trouve sa forme intellectuelle dans ce qui, en France, a pris le nom très étrange de <<nouvelle philosophie>>. Sous ce nom, on retrouve, presque inchangés, tous les arguments de l'anti communisme américain des années cinquante : les régimes socialistes sont des despotismes infâmes, des dictatures sanguinaires; dans l'ordre de l'État, on doit opposer à ce << totalitarisme >> socialiste la démocratie représentative, qui est sans doute impar faite, mais de très loin la moins mauvaise forme de 8 Ehypothèse communiste pouvoir ; dans l'ordre moral, philosophiquement le plus important, on doit prôner les valeurs du <<monde libre>>, dont les États-Unis sont le centre et le garant ; l'idée communiste est une utopie crimi nelle, qui, ayant partout échoué, doit laisser place à une culture des<< droits de l'homme>> qui combine le culte de la liberté (y compris, et d'abord, la liberté d'entreprendre, de posséder et de s'enrichir, garante matérielle de toutes les autres) et une représentation victimaire du Bien. Le Bien n'est en effet jamais que la lutte contre le Mal, ce qui revient à dire que l'on ne doit prendre soin que de celui qui se présente, ou est exhibé, en tant que victime du Mal. Quant au Mal, c'est tout ce que le libre Occident définit comme tel, ce que Reagan nommait << l'Empire du Mal >>.Nous voici alors ramenés au point de départ: L'idée communiste, etc. Aujourd'hui, cet appareillage de propagande n'a plus guère cours, pour diverses raisons, dont la principale est qu'aucun État puissant ne se réclame plus du communisme ou même du socialisme. Certes, on en a recyclé de nombreux artifices rhéto riques dans la << guerre contre le terrorisme >>, qui a pris en France l'allure d'une croisade anti-islamiste. Toutefois, nul ne peut sérieusement croire qu'une idéologie religieuse, particulariste, arriérée dans sa vision sociale, et fascisante dans sa conception de l'action et de son résultat, puisse venir à la place d'une promesse d'émancipation universelle étayée sur trois siècles de philosophie critique, interna tionaliste et laïque, engageant les ressources de la science et mobilisant, en plein cœur des métropoles industrielles, l'enthousiasme ouvrier tout comme Alain Badiou 9 celui des intellectuels. L'amalgame entre Staline et Hitler relevait déjà d'une pensée extrêmement pauvre, pour laquelle la norme de toute entre prise collective est le nombre des morts. Auquel cas du reste, les génocides et les massives tueries coloniales, les millions de morts des guerres civiles et mondiales à travers lesquelles notre Occident a forgé sa puissance, auraient dû tout aussi bien disqualifier, aux yeux même des<< philosophes>) qui en encensent la moralité, les régimes parlementaires d'Europe et d'Amérique. Que serait-il alors resté à nos plumitifs des Droits pour faire l'éloge de la démocratie bourgeoise comme seule forme du Bien relatif, eux qui ne vaticinent contre le totalitarisme que juchés sur le tas des victimes? Aujourd'hui en tout cas, l'amalgame entre Hitler, Staline et Ben Laden relève, lui, de la sombre farce. Il indique que notre démocratique Occident n'est pas regardant quant au combustible historique chargé de faire tourner sa machine propagandiste. Il est vrai qu'il a, ces temps-ci, d'autres chats à fouetter. En proie, après deux petites décennies de prospérité cyni quement inégalitaires, à une crise véritablement historique, il lui faut en rabattre sur la prétention << démocratique >), comme il semblait déjà le faire depuis quelque temps, à grand renfort de murs et barbelés anti-étrangers, de médias corrompus et asservis, de prisons surchargées et de lois scélé rates. C'est qu'il a de moins en moins les moyens de corrompre sa clientèle locale et d'acheter à distance de féroces régimes, les Moubarak ou les Moucharaff, chargés de monter la garde sur le troupeau des pauvres. IO Ehypothèse communiste Que reste-t-il du labeur des << nouveaux philo sophes >>,qui nous a illuminés, c'est-à-dire abrutis, pendant trente ans? Quel est l'ultime débris de la grande machine idéologique de la liberté, des droits de l'homme, de la démocratie, de l'Occi dent et de ses valeurs? Tout cela se réduit à un simple énoncé négatif, humble comme un constat, nu comme la main: au xx.e siècle, les socialismes, seules formes concrètes de l'idée communiste, ont totalement échoué. Ils ont dû eux-mêmes revenir au dogme capitaliste et inégalitaire. Cet échec de l'Idée nous laisse, face au complexe de l'organi sation capitaliste de la production et du système étatique parlementaire, dans l'absence de tout choix: il faut y consentir, volens nolens. C'est du reste pourquoi nous devons aujourd'hui sauver les banques sans les confisquer, donner des milliards aux riches et rien aux pauvres, dresser si possible les nationaux contre les ouvriers de provenance étran gère, bref, gérer au plus près toutes les misères, pour que survivent les puissances. Pas le choix, vous dis-je! Ce n'est pas- concèdent nos idéolo gues- que la direction de l'économie et de l'État par la cupidité de quelques bandits et la propriété privée sans freins soit le Bien absolu. Mais c'est l'unique chemin possible. Stirner, dans sa vision anarchiste, parlait de l'homme, agent personnel de l'Histoire, comme de <<l'Unique et sa propriété>>. Aujourd'hui, c'est<< la Propriété comme unique>>. De là qu'il faut méditer sur la notion d'échec. Que veut dire exactement <<échouer>>, s'agissant d'une séquence de l'Histoire où est expérimentée telle ou telle forme de l'hypothèse communiste?
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