CICÉRON ET L'HISTOIRE ROMAINE Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique COLLECTION D'ÉTUDEiS LATINES PUBLIÉE PAR LA. SOCIÉTÉ DES ÉTUDES LATINES SOUS LA DIRECTION DE J. MABOUZEAU SÉRIE ScIBNTIFIQUB XXVIII CICÊRON ET L'HISTOIRE ROMAINE PAR MICHEL »,AMBAUD MAITRE DE CONFÉRENCES A LA FACULTÉ DES LETTRES DE LYON DOCTEUR ÈS LETTRES SOCIÉTÉ D'ÉDITION « LES BELLES LETTRES » 95, BOULBVARD RASPAIL, PARIS, VI8 1953 Cette thèse a été soutenue, le 24 mai 1952, à la Sorbonne. Depuis plus de six ans, M. le professeur Boulanger avait bien voulu en accepter la direction. Pour ses tonseils, pour ses encouragements, pour toute la bienYeillance qu'il nous a maintes fois témoignée, nous le prions de trouver ici l'expression de notre YiYe et respectueuse reconnaissance. Nous remercierons aussi M. le professeur Galletier pour ses remarques, si utiles, et dont, nous l'espérons, nous aurons su tirer profit pour notre liYre. Enfin, nous aurions eu peine à publier notre travail s'il n' aYait trouyé place dans la Collection d' Études latines. Nos remerciements bien sincères Yont à M. le professeur Marouzeau, administrateur de la Société, qui lui a réservé un accueil f aYorable. Michel RAMBAUD. CHAPITRE PREMIER LA VOCATION HISTORIQUE DE CICÉRON ET L'ART ORATOIRE C'est après la mort de Cicéron que Yocationh istorique l'histoire romaine devint un genre de Cicéron. littéraire, comme si elle bénéficiait indirectement des pensées nouvelles et du style classique dont l'auteur de tant de discours et de nombreux traités avait enrichi sa patrie. Salluste donne ses monographies, puis ses Histoires, en recherchant, il est vrai, une forme dont l'esthétique semble tout opposée à celle du grand orateur ; Tite-Live écrit cet ouvrage digne de la grandeur romaine, où l'on se plaît à reconnaître l'al liance des traditions annalistiques et de l'éloquence cicéronienne. Cette belle période de l'historiographie n'était pas déparée par d'autres écrivains moins grands, Cornélius Népos, Asinius Pol lion ou Trogue-Pompée, qui, d'ailleurs; ne se borna pas à un sujet national. Avant Cicéron, il n'y avait pas d'histoire romaine, mais, tout au plus, des chroniques sans art. Il l'a écrit lui-même dans le De le gibus 1 et sous une forme qui signifie que cette pensée est commune à Atticus, son érudit ami, et à lui : « l'histoire manque à notre littérature ». Lui-même, il a appelé le temps où Rome aurait une histoire digne d'elle. Sa pensée est claire : les tableaux de l'historiographie antérieure qu'il retrace dans le De oratore ( II, 12, 51-54) et dans le De leeibus ( I, 2, 6-7) ont un sens ; ils définissent un moment. Jusque-là, Fabius, Caton, Pison, et même Antipater ou Sisenna ont écrit l'histoire sans recherche littéraire. Malgré les efîorts d' Antipater, on peut les appeler des « narratores », ce ne sont pas des artistes, « exornatores 2 ». Ju~que-là, donc, l'historiographie 1. I, 2, 5 : • Abest enim historia litteris nostris, ut et ipse intelligo, et ex te persaepe audio.• 2. (Par opposition à Antipater) : « cetcri non cxrirnatores rcrum, scd tantummodo nar- 10 CICÉRON ET L'HISTOIRE ROMAINE romaine n'a su qu'exposer les faits, et cette matière doit recevoir une forme. Le genre historique pour atteindre à un niveau litté raire a besoin d'un homme qui sache écrire, c'est-à-dire d'un ora teur. De là, les formules souvent citées : Age uero, inquit Antonius, qualis oratoris et quanti hominis in di cendo putas esse historiam scribere 1? uidetisne quantum munus sit oratoris historia 1? ... quippe quum sit opus, ut tibi quidem uideri solet, unum hoc ora torium maxime 3 • Aucune de ces formules ne signifie que l'histoire doive être traitée comme le sujet d'un discours, ni suivant les mêmes mé thodes, ni même dans un style sem)>lable. Rien qui autorise à la traiter comme une narration oratoire : sur ce point précis, l'Orator apportera un éclaircissement tardif, mais net : les narrations des discours ne doivent pas ressembler à de l'histoire 4 Sur les rap • ports et les différences de l'éloquence et de l'histoire, le De kgibus est fort concis; c'est qu'il se fonde sur le De oratore, dont il reprend et prolonge la pensée. Or, dans ce premier traité, nulle confusion entre genre historique et discours. N'en a-t-on pas la preuve dans le fait qu'Antoine, le porte-parole de Cicéron, avant d'exposer la théorie de l'histoire, en vient à déplorer que les professeurs n'en seignent pas les règles particulières de ce genre, en le distinguant des autres 6? Surtout, l'exposé théorique est préparé par la com paraison de l'historiographie latine avec la grecque. Ce qui est reproché aux Latins, c'est d'avoir imité la sécheresse des Annales Maximi : « Hanc similitudinem scribendi multi secuti sunt qui sine ullis ornamentis monumenta solum temporum, hominum, locorum gestarumque rerum reliquerunt » (II, 12, 53). Ils n'ont cherché que la clarté et la brièveté : « et, dum intellegatur quid dicant, unam dicendi laudem putant esse breuitatem » (ib.). La ratores fuerunt » : De or., II, 12, 54. Antipater est ménagé dans ce traité comme ami de Crassus, jugé plus sévèrement dans De leg., ib., § 6. 1. De or., II, 12, 51. 2. De or., II, 15, 62. 3. Leg., I, 2, 5. 4. Orator, 36, 124 : « narrationes credibiles nec historico sed prope cotidiano sermone explicatae dilucide ». Cf. Topica, 26, 97. Laurand, ÉtudetJ sur le style des discours de Cicéron, III, p. 323, fait remarquer que cette simplicité déplut sous l'empire. Cf. Quintilien, I. O., IV, 2, 57-58. 5. De or., II, 15, 62: « neque.eam reperio usquam separatim instructam rhetorum prae ceptis ». 11 LA VOCATION HISTORIQUE comparaison avec les Grecs permet de distinguer deux applica tions de l'éloquence : l'une, que connaissent les Latins, est judi ciaire et politique; l'autre, qu'ils ignorent et que les Grecs pra tiquent, sert à la rédaction de l'histoire 1. Les exemples d'Héro dote, de Thucydide, de Philistos, et d'autres historiens qui viennent éclairer cette vue générale confirment que le style de l'histoire est tout différent de l'éloquence destinée à des auditeurs, et il faut voir un éloge dans ce jugement porté sur Timée : « magnam elo quentiam ad scribendum attulit, sed nullum usum forensem 2 ». La comparaison des deux historiographies montre donc que, les Latins sachant dire la vérité en histoire, il leur faut maintenant apprendre à écrire aussi bien que les Grecs 3• Au fond il faut ajou ter une forme : la variété des « couleurs », la place des mots, le mouvement de la phrase 4 ; à la matière historique, il faut que les mots de la langue latine donnent de l'éclat 6 C'est cette rédaction • de l'histoire nationale, « scribere historiam 6 », ce travail, « opus », qui revient, « munus 7 », à un orateur. Cette conception « oratoire », non de l'histoire, mais du pro blème particulier à l'historiographie romaine, correspond à un désir personnel de Cicéron : .~i_q1:1,elqu'und oit donner une forme artistique à l'histoire romaine et la p!J~_t~rà la perfection, n'est-ce pas lui-même, comme il est en tr~in de le faire pou;--j, éloq~~nce et la philosophie? Le De oratore préparait cette revendication, en établissant que, pour écrire l'histoire, il faudrait un grand, peut être, le plus grand des orateurs 8 position éminente que, sans , aucun doute, Cicéron s'octroyait déjà. Le De legibus précise et développe cette pensée. Atticus y rappelle à Cicéron que, depuis 1. Deor., II, 13, 55: « Nemo enim studct eloquentiae nostrorum hominum, nisi ut in eau sis atque in foro eluceat; apud Graecos autem eloquentissimi homines, remoti a causis fo rensibus, cum ad ceteras res inlustris tum ad historiam scribendam maxime se applicaui! runt. • 2. De oral., II, 14, 58; cf. la critique de Callisthène qui précède : « ••• cornes Alexandri scripsit historiam, et hic quidem rhetorico paene more ». 3. De oral., II, 12, 51 ; De legibus, 1, 2, 5. 4. Ce que suppose la critique de Caelius Antipater : " Sed istc ipsc Caelius neque dis tinxit historiam uarietate colorum nequc uerborum collocationc et tractu orationis leni et aequabili perpoliuit illud opus » : De oratore, II, 13, 54. 5. Cf. lb., 55 : « si ista res adhuc nostra lingua inlustrata non est ». 6. Cf. lb. : • ad historiam scribendam ». 7. Le mot« munus » du De oratore, II, 15, 62, se retrouve dans le De legibus, I, 2, 5: « scd etiam patriae debere hoc munus ». 8. De oratore, II, 12, 51; à la question d'Antoine, Catulus répond:« Si, ut Graeci scrip serunt, summi .•. » 12 CICÉRON ET L'HISTOIRE ROMAINE longtemps, on lui demande d'écrire l'histoire, que c'est lui qui, dans ce genre littéraire, peut égaler Rome à la Grèce, lui qui peut remplir cette place laissée vide jusqu'à présent 1• Si du De oratore au De legibus. l'intention, ou plutôt le désir d'écrire l'histoire, s'affirme, c'est sans doute aux études qu'avait exigées la prépara tion du De re publica qu'il doit cette confirmation. Dans cette période, le Pro Plancio laisse échapper l'aveu public du gotît de l'orateur pour le passé 2 D'autres lui échapperont plus tard 8 et, • , si l'on en croit des lettres de l'année 44, dans la réalité comme dans la mise en scène du De leg ibus, Atticus encourageait· ce gotît et pressait son ami d'écrire l'histoire 4. D'autre part, le De oratore recommande l'histoire comme une étude indispensable à la forma tion et à la culture de l'orateur. Il est notable que cette recom mandation est faite au moins trois fois, et qu'à chaque fois, l'his toire paraît inséparable du droit public et privé 5 ce qui montre , en quel~e sérieuse estime Cicéron la tenait. Pareillement, le De legibus la range avec les connaissances administratives et juri diques nécessaires à un sénateur digne de ses fonctions 8 L'his • toire, à qui la voix d'un orateur permettra d'atteindre. l'immor talité, n'est-elle pas « témoin des siècles, lumière de la vérité, vie du souvenir, maîtresse de vie, messagère de l'antiquité 7 »? Historia uero testis temporum, lux ueritatis, uita memoriae, magis- 1. De legibus, I, 2, 6 : « Quam oh rem adgredere, quaesumus, et sume ad banc rem tèm· pus, quae est a nostris hominibus adhuc aut ignorata aut relicta. • 2. « Ego ipse non abhorrens a studio antiquitatis. » Pro Plane#(,, 24, 58 ; année 54. 3. De p,nibus, I, 10, 36 (compliment venant de Torquatus) : « qui studiose antiqua perse queris •· - Philippiques, IV, 1, 3 : « Multa memini, multa audiui, multa legi : nihil ex omni saeculorum memoria tale cognoui. » Cf. Henze, QlUJrrwdoC icero de historia eiusque aucto ribus iudicauerit, p. 2-4; Laurand, L'histoire dans les discours de Cicéron, M. B,, 1911, p. 33; Schoenberger, Ueber die Quellen und die Verwendung der geschichtlichert Beiapiele in Ciceros Briefen, p. 12-13. · .. ,,-4. Att., XIV, 14, 5 : • et hortaris me, ut historiam scribam? »; XVI, 13 c, 2 : c Ardeo studio historiae - incredibilitcr enim me commouet tua cohortatio - quae quidem nec , institui nec effici potest sine tua ope.•- Le« ego me do historiae », de Att., Il, 8, 1 (= Cons tans, XXXV, 15 ou 16 avril 59), peut se rapporter à l'historiographie de propagande qui suivit le consulat. 5. I, 5, 18 : a tenenda praeterea est omnis antiquitas exemplorumque uis,· neque legum ac iuris ciuilis scientia neglegenda est ». - I, 34, 159 : « perdiscendum ius ciuile, cognos cendae leges, percipienda omnis antiquitas, senatoria consuetudo, disciplina rei publicae, iura sociorum, foedera, pactiones, causa imperii cognoscenda » (les « historiae • dont il est question dans la phrase précédente pourraient être, comme en I, 42, 187, des commentaires sur les poètes, cf. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, p. 375-377); de même, enfin, 1, 46, 201; cf. Orator, § 120. 6. Leg., III, 18, 41. 7. De oratore, Il, 9, 36.