© 1963 by Éditions du Seuil A WANDA En réunissant nos notes et nos croquis, nous pensions d'abord aux jeunes artistes, auxquels cet ouvrage pourrait servir. Jamais nous n'avions osé espérer que la publication aurait la qualité que les Éditions du Seuil viennent de lui donner. Nous remercions tous ceux qui ont participé à ce travail, en par- ticulier François Wahl, défenseur et critique vigilant de ce livre, ainsi que Marie-Jeanne Noirot, à qui nous devons la si juste disposition du texte et des illustrations. C.B. PRÉFACE Dans le chaos pictural de ces dernières années, où la libération exacerbée de l'instinct individuel atteint à la frénésie, vouloir reconnaître les disci- plines harmoniques qui, à toutes les époques, ont servi secrètement de bases à la peinture pourrait sembler une folie. Ai/ais cette folie est une sagesse. Un savoir nécessaire pour qui veut peindre. Et nécessaire pour qui veut regarder. La charpente d'une œuvre, c'est aussi sa poésie la plus secrète — et la plus profonde. Or, cette étude si nécessaire et qui faisait si étrangement défaut, il n'était pas aisé de l'entreprendre. C'est une dangereuse enquête, où la pensée du chercheur doit toujours être en garde contre elle-même. Il a fallu à Charles Bouleau beaucoup d'humilité; il a su abandonner des idées premières, renoncer à des hypothèses séduisantes qui avaient d'abord orienté telle ou telle de ses recherches, pour se plier toujours à la réalité de lœ' uvre qu'il avait devant lui. Jamais les théories esthétiques qu'il expose ici ne sont gratuites. Ce sont celles de telle ou telle époque : elles s'appuient toujours sur une base historique. Charles Bouleau ne défend pas plus âprement l'une que l'autre. Avançant pas à pas au milieu de li'mmense production picturale, il a su dégager les apports nouveaux de chaque époque et de chaque artiste. Il a conduit son analyse avec une méthode rigoureuse, cherchant à recréer, pour chaque œuvre étudiée, l'ambiance intellectuelle de son temps. Le résultat de tant de scrupules, de réflexion, c'est un exposé souvent très neuf. Si l'on a déjà parlé à maintes reprises du nombre d'or, l'étude de Charles Bouleau sur la composition musicale de la Renaissance, par exemple, sera pour beaucoup une révélation. En un mot, ce livre tend à retrouver l'esprit de géométrie au sens où Piero délia Francesca le comprenait; il veut déceler cette géométrie secrète de l'œuvre peinte qui, en tout temps, a été pour les artistes une des compo- santes essentielles de la beauté; et les démonstrations que l'auteur propose des œuvres des peintres modernes, de -,Ilondrian par exemple, sont une preuve éclatante de son objectivité. Jacques Villon. INTRODUCTION Après avoir longuement contemplé La mort de Sardanapale au Musée du Louvre et après avoir pris quelques notes sur sa composition, nous eûmes l'imprudence de continuer ce travail sur L'Entrée des Croisés à Constantinople, Le Massacre de Scio, Les Femmes d'Alger, etc. Nous avions pris goût à la recherche, éprouvé le plaisir qu'elle donne. Après Delacroix, ce furent Poussin et Cézanne; ensuite David, Seurat... Nous allions passer cinq années à interroger des centaines d'artistes, à travers des milliers de toile? Charpentes, son nom l'indique, n'est pas un traité de peinture. C'est une étude sur la construction interne des œuvres, c'est la recherche des formules qui ont régi au cours des siècles la répartition des éléments plastiques. Comme celle du corps humain, ou celle d'un édifice, cette charpente est discrète; quelquefois, même, elle se fait totalement oublier; mais elle ne peut faire défaut, donnant à l'œuvre ces « lignes principales » dont parle, en son journal, Delacroix. C'est toujours en peintre que nous nous placerons en face des toiles que nous étudierons. Nous rechercherons plutôt la genèse de l'œuvre que les secrets de sa beauté formelle. Nous résisterons toujours à la tentation de trouver dans l'application d'une formule privilégiée le critère de la valeur esthétique; n'étant ni mathématicien ni philosophe, nous ne tenterons jamais de prouver qu'une œuvre est un parangon de beauté sous prétexte qu'elle peut satisfaire au plus difficile et au plus savant des schémas. Charpentes n'est pas non plus une histoire de la composition. Nous prendrons certaines licences avec le temps. Des rapprochements s'imposent, effets des affinités entre artistes : ainsi pour Cézanne, Delacroix, Rubens. Inversement, pour suivre l'emploi des figures géométriques (ou de tout autre procédé de construction) à travers le temps, nous serons obligé d'étudier certains peintres dans plusieurs chapitres, sous diverses rubriques. En dépit de quoi, l'ordre chronologique se présentera souvent à nous, reflet du cheminement des idées et de ce fait que tout artiste est d'abord un élève. Au cours de cette étude, nous verrons que nombreuses sont les solutions valables au problème de la répartition des formes; nous constaterons aussi que les artistes aiment le changement, suivent les modes, sont soumis aux courants esthétiques : c'est pourquoi Charpentes est au pluriel. Au milieu de toutes ces fluctuations, nous rencontrerons des jalons sûrs : les écrits sur la peinture. Les vénérables traités de Cennino Cennini, Piero della Francesca, Léonard de Vinci, Alberti, Dürer, Lomazzo, les textes de Delacroix et d'autres moins connus nous guideront dans nos recherches et nous tiendront lieu de contrôles, nous obligeant constamment à replacer l'artiste dans l'ambiance de son temps. Qu'est-ce que l'art de composer un tableau, et pourquoi nous en a-t-on, au temps de nos études, parlé si peu ? Est-ce affaire d'instinct et de coup d'oeil ? Certains nous assurent pourtant qu'une science mathématique très subtile et très secrète se cache sous l'apparente désinvolture des maîtres. D'autres, il est vrai, affirment que ce n'est là qu'une fausse science, se réduisant en pratique à quelques recettes d'atelier, à quelques trucs, à un savoir-faire dont la jeunesse doit s'emparer sans s'y attarder. Toutes ces questions, quand nous avons tenté d'y répondre, nous ont entraîné fort loin. Au départ, la complexité du sujet est grande : l'organisation des idées plastiques répond à des nécessités qui débordent le domaine de la seule peinture; les disciplines de l'art monumental s'imposent à toute œuvre de grande dimension, à la peinture et à la sculpture décorative comme à l'architecture. Vient ensuite l'action du cadre sur son contenu, action encore très générale mais déterminante pour l'organisation de la surface peinte, où elle engendre des figures géométriques parfois fort complexes. L'évolution des idées et des formes à travers le temps joue plus encore que les nécessités tout abstraites que nous venons d'évoquer. Il y a une géométrie du Moyen Age. Elle a des caractères bien particuliers et s'éteint avec la civilisation qui s'est exprimée en elle. Les tracés au compas, devenus de plus en plus compliqués, sont délaissés, et au début de la Renaissance une aspiration vers la simplicité, un dégoût de la surcharge, créent le milieu propice à un engouement nouveau : l'application aux arts plastiques de rapports empruntés à la musique et dont Platon avait déjà exalté la beauté philosophique dans le Timée. Ces rapports d'abord étudiés par des théoriciens sont ensuite appliqués par les architectes; mais les peintres ne tardent pas à s'en emparer; et ils constituent un élément essentiel du style de la Renaissance italienne. Des rapports musicaux, il existe, au reste, plusieurs usages : on peut, à partir d'eux, créer un déséquilibre, un mou- vement de bascule qui, vivement goûté à l'époque du dynamisme baroque, leur donne une nouvelle vie au moment même où ils allaient tomber en désuétude. Cependant, le Moyen Age n'est pas mort complètement, ni partout. Le goût de la géométrie demeure, mais simplifié; on recourt à des cercles et à des arcs de cercle, ou bien à la section d'or; enfin, l'action toute simple mais impérative de la forme rectangulaire du tableau continue à s'exercer à travers les modes et les styles. Cette forme crée d'elle-même une division du contenu, qui peut être une indication discrète ou une rigide discipline. La peinture n'est pas seulement surface plane ; elle entreprend la conquête de l'espace et les différentes étapes de cette conquête s'exprimeront à leur tour dans la composition : conquête par la géométrie, qui recourt aux trois dimensions, conquête aussi par la lumière et l'ombre. Ces progrès conduisent à une plastique d'illusion qui obéit aux mêmes lois de stabilité et de pesanteur que la vraie. Or, la caractéristique de la peinture contemporaine est que chacun de ces modes de composition y triomphe pour son compte propre, comme si tout ce qui avait été jusque-là mêlé se révélait soudain à l'état pur. Et de cette analyse qui s'effectue au sein de la peinture d'aujourd'hui, un livre comme celui-ci n'est-il pas, à sa façon, le témoignage ?