Cartea N eagra Le Livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie 1940-1944 Matatias Carp Cartea N eagra Le Livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie 1940-1944 Traduit du roumain, annoté et présenté par Alexandra Laigne!-Lavast ine DEN OËL OUVRAGE TRADUIT AVEC LE SOUTIEN DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA SHOAH ET PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE Les Éditions Denoël tiennent à remercier le United States Holocaust Memorial Museum pour son aide dans l'établissement de l'iconographie de cette édition Titre original: Cartea Neagra:fapte si documente. Suferintele evreilor din România, 1940-1944 © 1946,1947,1948 pour la première édition: Atelierele grafice SOCEC & Co., SAR © Liliana Carp-Ophir, 2009 Et pour la traduction française: © Éditions Denoël, 2009 INTRODUCTION Cartea Neagra, de Matatias Carp: un monument pour l'histoire par Alexandra Laigne/-Lavast ine Morceau bouleversant d'histoire immédiate, l'ouvrage qu'on va lire fait partie des rares documents de tout premier ordre sur la Shoah à avoir été publiés dès le lendemain de la guerre. Cette extraordinaire chronique clandestine de la tragédie des Juifs rou-· mains, parue à Bucarest en trois volumes, entre 1946 et 1948, fut en effet conçue et écrite à chaud, pendant et juste après le désastre. Elle occupe en cela une place de choix dans ce que David Roskies a appelé« la bibliothèque de la catastrophe juive 1 »,vaste ensemble: de textes écrits au cœur même du Génocide et qui, tous, répondent à l'injonction biblique Zakhor: «Souviens-toi, et vise à préserver les traces du peuple juif menacé de destruction.» Par son titre comme par son thème, Cartea Neagra, initialement sous-titré «faits et documents sur les souffrances des Juifs de Rou manie (1940-1944) »,jusqu'alors inaccessible au lecteur français, fait évidemment songer à un autre Livre noir, désormais classique.: Le Livre noir sur l'extermination des Juifs en URSS et en Pologne (1941-1945), réalisé sous la direction des écrivains russes Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman2 Ces deux œuvres capitales furent • écrites tout à fait indépendamment l'une de l'autre, même si Mata tias Carp avait connaissance du travail d'Ehrenbourg et Grossman à travers une traduction partielle3 éditée en Roumanie en 1946., , 1. David Roskies, «La bibliothèque de la catastrophe juive», Pardès, no 9-10, 1989, p. 199-210. 2. Le Livre noir sur l'extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l'URSS et dans les camps d'extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945, trad. du russe par Y. Gautier, L. Jurgenson, M. Kahn, P. Lequesne etC. Moroz, sous la dir. de M. Parfenov, Paris, Solin/Actes Sud, 1995. 3. Matatias Carp y fait référence dans son avant-propos. 8 Cartea Neagra tandis qu'en URSS leur ouvrage, d'abord remanié puis arrêté, sera définitivement interdit en 1947. Par certains aspects, Cartea Neagra se laisse également comparer aux archives clandestines du ghetto de Varsovie réunies, en temps réel, par l'historien Emanuel Rin gelblum. Ces archives, préservées dans des bidons de lait enfouis sous terre, furent retrouvées après-guerre dans les ruines du ghetto. Elles répondaient à la même mission: rassembler le maximum de sources (lettres, journaux intimes, ordonnances, documents icono graphiques, etc.) sur la machine criminelle nazie afin de constituer un ensemble documentaire multiforme susceptible de servir de base à une grande synthèse sur l'histoire des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, ici des Juifs polonais, là des Juifs roumains 1 • Qui était Matatias Carp (1904-1953)? Comment cet avocat de Bucarest, doublé d'un pianiste de grand talent, a-t-il mené à bien cette incroyable entreprise qui a consisté, quatre années durant, à collecter matériaux, photographies et témoignages, dans les condi tions extrêmement périlleuses que l'on imagine- surtout pour un Juif? De quelle manière aborder ce «livre de sang et de larmes», selon l'expression même de son auteur, un livre explicitement des tiné «à ceux qui oublient trop vite, à ceux qui ne savent pas ou qui ne veulent pas savoir ce qui s'est passé»? De fait, Cartea Neagra se présente déjà comme un ouvrage historique très élaboré et d'une remarquable exactitude, qui demeure à ce jour l'une des principales sources d'information sur l'anéantissement, par les Roumains, d'en viron 350 000 Juifs roumains et ukrainiens, un chapitre encore fort mal connu de ce que les médias appellent aujourd'hui «la Shoah par balles 2 » ? UNE SHOAH OUBLIÉE Cartea Neagra, qui comporte près de mille pages de texte et de do cuments, est composé de trois parties - initialement, trois volumes. La première raconte les cinq premiers mois de chaos, de persécu tions et de violences antijuives qui marquèrent les débuts de la die- 1. Les deux premiers volumes de ces «archives Ringelblum», présentés et édités par Ruta Sakowska, ont été publiés en France en deux tomes sous le titre Archives clandestines du ghetto de Varsovie. Lettres sur l'anéantissement des Juifs de Pologne(/) et Les Enfants et l'enseignement clandestin dans le ghetto de Varsovie (II), textes rassemblées sous la direction d'Emanuel Rin gelblum, Paris, Fayard/BDIC, 2007. 2. Voir le livre du père Patrick Desbois, Porteurs de mémoires. Sur les traces de la Shoah par balles, Paris, Michel Lafon, 2007. Un monument pour l'histoire 9 tature instaurée, à l'automne 1940, par le général (puis maréchal) Ion Antonescu. Elle se clôt, en janvier 1941, sur la rébellion de la Garde de fer, une organisation fasciste que le maréchal lui-même: avait portée au pouvoir et dont il décide alors de se séparer. Cette rébellion donnera lieu, à Bucarest, à un pogrom d'une rare barba rie. Matatias Carp lui-même, raflé à son domicile et victime d'un simulacre d'exécution, faillit y perdre la vie. Dans la deuxième partie, l'auteur relate de façon très détaillée l'une des premières tueries de masse de grande ampleur perpétrées en Europe après la rupture du pacte germano-soviétique: le célèbre pogrom de Iasi (Moldavie), par ailleurs entré dans le patrimoine de la littérature universelle via le récit qu'en fit Curzio Malaparte dans Kaputt (1944). Un événement tristement inaugural qui fit près de 14000 victimes à la fin juin 1941 et qui, à l'échelle du Vieux Conti nent, marque le coup d'envoi de ce que l'historien Raoul Hilberg a appelé les grands «nettoyages meurtriers». Enfin, la troisième partie retrace les innombrables massacres de Juifs commis par les troupes roumaines (armée, police, gendarmerie) entre 1941 et 1944. Des scènes d'une atrocité souvent insoutenable. Matatias Carp se concentre en particulier, dans cette partie, sur le calvaire des Juifs roumains déportés en Transnistrie, une bande de territoire ukrainien (soviétique) située entre le Dniestr et le Bug que Hitler avait offerte à son allié Ion Antonescu dans un élan de gratitude pour sa loyauté. En fait, une gigantesque colonie péniten tiaire de 40000 km2 que les Roumains vont considérer, à partir de l'automne 1941, comme leur« dépotoir ethnique». Dans cet enfer, c'est d'abord la diversité insoupçonnée des méthodes de tuerie qui frappe - un éventail dont même les chercheurs commencent tout juste, depuis une dizaine d'années, à prendre la mesure: Juifs brûlés vifs dans d'immenses porcheries, enfants jetés vivants dans des puits, abattage et vente des déportés aux paysans les plus offrants, qui en récupéraient les vêtements, noyades et fusillades massives, etc. La calamiteuse originalité des camps et ghettos de Transnistrie renvoie aussi à l'invention d'un mode d'extermination plus lent, plus dissé miné et plus chaotique qu'ailleurs - par d'interminables marches de la mort, par la faim, le froid extrême, la torture, la misère ou la maladie1 • 1. Sur cette «Shoah à la roumaine», voir notamment La Roumanie et la Transnistrie. Le problème de l'Holocauste [România si Transnistria. Problema Holocaustului], sous la dir. de V. Achim et C. Iordachi, Bucarest, Curtea Veche, 2004.