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Bouddhisme : diversité des êtres humains du point de vue de l'Eveil PDF

14 Pages·2020·1.027 MB·French
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Extrait du livre « La pensée bouddhiste » (2e édition, à paraître) Diversité des hommes Nous étudions ici les différents stades de détachement et les différents types de personnes ainsi « détachées ». Le bouddhisme était à l’origine un élitisme monacal qui s’adressait à des ascètes éclairés et motivés, soucieux de s’isoler des foules et des occupations vulgaires, car : l’absence de stupidité et de bêtise est rare dans le monde.1 Par la suite, avec la propagation d’une pratique ascétique au-delà du cercle de ce monachisme strict, toutes sortes de motivations, d’implications, et d’étapes dans la « sagesse » sont apparues chez les adeptes. Cette grande diversité de caractères sur la route de l’Eveil est impossible à appréhender dans le détail2, mais on en trouve une classification dans le Theravāda (le point de vue du Mahāyāna est différent, et sera examiné en fin de chapitre). Le tableau suivant donne l’ensemble des « voies » possibles d’un point de vue bouddhiste. Chacun des stades est détaillé plus loin. Voie non Theravāda Mahāyāna bouddhique bouddha parfait bouddha solitaire libéré éveillé (samyaksambuddha, (pratyekabuddha, (arhat, arahant) sammāsambuddha) paccekabuddha) « sans-retour » (anāgāmī) ascète « une-fois-retournant » bodhisattva (sekha) (sakadāgāmin) ? « entré dans le courant » 10 étapes (bhūmi) (sotāpanna) « auditeur » disciple (śrāvaka, sāvaka) homme être « non instruit » (pṛthagjana, puthujjana) ordinaire Degré zéro Au niveau le plus bas est placé l’homme commun, ordinaire (pṛthagjana, puthujjana), qualifié souvent dans le canon pāḷi de « non instruit » (assutavā)3. Il n’y a rien de honteux à cela, puisque avant d’être instruit on est forcément ignorant, et même les plus éveillés sont passés par là ! L’homme ordinaire est ignorant de tout ce qui a été exposé dans les deux premiers cercles, 1 Ajaḷatā anelamūgatā dullabhā lokasmiṃ. (Pātubhāva Sutta) 2 Selon le Migasālā Sutta, elle réclame une connaissance spéciale, « connaissance globale de la diversité des hommes » (purisa-puggalā-paro-pariya-ñāṇa). 3 Il sera qualifié aussi d’indompté (adanta), incontrôlé (asaññata), inéduqué (avinīta), ignorant (akovida, ajānant), peu éduqué (appassuta), intranquille (asanta), plongé dans l’aveuglement (avijjāgata), non éveillé (ananubodha), ayant beaucoup de poussière dans les yeux (mahārajakkha), sot (asappurisa, maga), malavisé (moghapurisa), etc. Selon le Mahāyāna (Mahāparinirvāṇa Sūtra), l’Eveil semble impossible pour certains êtres, on appelle ainsi icchāntika (« plein de désirs ») celui qui est « irrécupérable », « incurable » (atekiccho en pāḷi). © Thierry Falissard 1 La pensée bouddhiste bien qu’il puisse être une personne morale et intelligente4. De par son ignorance métaphysique, il voit le monde, son monde, et son « soi », comme absolument réels. Selon l’hypothèse des renaissances, il est destiné à errer dans le saṃsāra, d’une naissance à l’autre, jusqu’à ce qu’il rencontre une voie de détachement qui lui donnera une impulsion en direction de la sortie du monde ; sinon, il subira indéfiniment les vicissitudes de l’existence : Quand on vit dans le monde, avec l’acquisition (paṭilābho) d’une identité personnelle (attabhāva), les huit conditions mondaines (lokadhammā5) tournent sans cesse dans ce monde et ce monde tourne sans cesse autour d’elles : gain et perte, renommée et disgrâce, louange et blâme, plaisir et souffrance.6 Parmi les hommes, bien peu sont ceux qui parviennent à l’autre rive (pāragāmin) ; les autres restent plutôt sur cette berge, à s’agiter dans tous les sens (anudhāvati, à courir).7 Englouti dans l’obscurité (tamas) de volitions (saṃkalpa) très nombreuses, Aussi inconstant qu’un éclair (taḍit) dans une forte tempête, Submergé par la boue (mala) d’un irrésistible désir (rāga), Un tel mental-cœur (citta) [s’identifie au] monde conditionné (saṃsāra), dit le sage (vajrin).8 L’homme commun (peu importe de ce point de vue que ce soit un parfait ignorant ou un grand savant, au sens ordinaire du terme) a une vision profondément erronée de lui-même et du monde. L’en faire sortir est une tâche quasiment impossible, d’autant plus que rien ne l’y incite a priori, et qu’il se montrera rarement coopératif. L’ignorant est plein de certitudes, et « savoir qu’on ne sait pas » est un luxe rare. Plus ou moins conscient malgré tout de la misère de la condition humaine, il aura recours à des « solutions palliatives », principalement l’hédonisme et le théisme, qui pour le bouddhisme sont des illusions : Les êtres attachés aux choses (ālambana), et adhérant à différentes opinions (nānādṛṣṭi), après avoir entendu l’enseignement de la vacuité (śūnyatādharma), finissent par le trouver trop abrupt (prapāta : abyssal).9 Comment des hommes totalement « liés » par leur corps et leur psyché pourraient-ils trouver dans ces liens une « liberté » : vaine recherche de ceux qui ne comprennent pas que cette liberté ne peut se trouver que par la rupture des liens. C’est pour cette raison que le bouddhisme, et particulièrement son expression gnostique, sont élitistes. Seules les âmes fortes n’ayant pas besoin d’un protecteur y peuvent accéder.10 Chez l’homme commun, bien souvent, la religion (ou toute idéologie équivalente : morale, politique, philosophique) n’est pas le moteur d’un « progrès spirituel » quelconque, car elle est récupérée, phagocytée, envahie par l’illusion du soi, le plus souvent en lien avec une appartenance sociale. La croyance, quelle qu’elle soit, n’est plus pour ses adeptes qu’une source de réflexes identitaires, une affaire familiale, tribale, communautaire ou nationale, et n’est jamais remise en question d’un point de vue philosophique parce qu’elle constitue une part essentielle de l’identité de la personne (même chez les bouddhistes, qui devraient pourtant se méfier de toute notion d’identité collective). Ainsi naissent les haines, les crimes, les guerres et tous les malheurs d’un monde où règnent l’ignorance et le fanatisme. Premier degré : il y a un début à tout ! Vient ensuite le disciple (śrāvaka, sāvaka), « auditeur », qui suit les enseignements 4 Il peut même avoir des pouvoirs psychiques étonnants (iddhi), comme Devadatta, le cousin du Bouddha, mais ce ne sont que des pouvoirs communs (puthujjanika iddhi) qui ne permettent pas de transcender le monde. 5 Les Chinois, plus concrets, préfèrent parler des « huit vents » (八风). 6 Yathābhūte lokasannivāse yathābhūte attabhāvapaṭilābhe aṭṭha lokadhammā lokaṃ anuparivattanti, loko ca aṭṭha lokadhamme anuparivattati : lābho ca alābho ca ayaso ca yaso ca nindā ca pasaṃsā ca sukhañca dukkhañcāti. (Ṭhāna Sutta) 7 Appakā te manussesu ye janā pāragāmino | Athāyaṃ itarā pajā tīramevānudhāvati. (Orimatīra Sutta) 8 Analpa saṃkalpa tamas-abhibhūtaṃ | Prabhajjana-unmatta taḍic calaṃ, ca | Rāga-adidurvāra mala-avaliptaṃ | cittaṃ, hi, saṃsāram, uvāca vajrī. (Prajñopāya Viniścaya Siddhi, IV-22) 9 Gaganagañjaparipṛcchā (Les questions de Gaganagañja), 205. 10 Prajñānanda, Bouddhisme gnostique, Archè, 1981. © Thierry Falissard 2 La pensée bouddhiste bouddhiques et entre dans la Voie11. Il a pu entendre la doctrine et se convaincre de sa validité, ou tout du moins de l’intérêt de cet « éclairage » qu’elle donne sur l’existence : C’est comme si l’on redressait ce qui était renversé, révélait ce qui était caché, montrait le chemin à un égaré, allumait une lampe dans l’obscurité pour que ceux qui ont des yeux puissent voir [des formes].12 Il est censé avoir « pris refuge13 » et respecter au minimum les cinq préceptes éthiques. Même s’il ne vise pas le détachement complet, un certain nombre de recommandations d’ordre moral lui sont destinées, notamment le comportement à tenir vis-à-vis de son entourage. La richesse n’est pas condamnée, elle est même approuvée tant qu’elle est « acquise par l’activité et l’énergie14 », obtenue moralement, « comme l’abeille butine la fleur sans l’abîmer »15 − une explication « sociologique » à cette approbation de la richesse pourrait être que, dans le bouddhisme primitif, et aujourd’hui encore dans le Theravāda, le disciple est censé subvenir aux besoins de la communauté monastique, qui est entièrement dépendante des laïcs. La richesse est cependant un bien à double tranchant, un avantage qui peut se transformer facilement en problème : Les possessions (upadhī) sont la jouissance des hommes. (…) Les possessions sont le tourment des hommes.16 Quand le disciple obtient quelque réussite dans le détachement, il devient un ascète (sekha), dans le sens étymologique du terme (ἀσκητής : celui qui s’exerce). Il y a évidemment beaucoup moins d’ascètes que de disciples ! Mais ce n’est qu’une question de temps pour les disciples opiniâtres : Je suis devenu ascète (pravrajito) pour obtenir la maîtrise de soi, le calme de l’esprit (śamatha), et la complète délivrance (parinirvāṇa).17 Conscient de la terreur (que provoquent) la vieillesse et la mort, j’ai adopté cette doctrine (dharma) en vue de la délivrance.18 L’ascète (qui n’est pas forcément un moine) peut atteindre différents états d’Eveil, on en répertorie quatre principaux dans le Theravāda. Ce ne sont pas des variétés d’Eveil différentes, mais des étapes successives vers l’unique Eveil final. Entrée dans la Voie Le premier stade, capital puisqu’il signale l’entrée irréversible dans la Voie, est celui de l’être entré dans le courant (sotāpanna)19. Le courant dont il est question n’est pas celui du devenir, saṃsāra, mais celui qui mène, ultimement, à la fin du devenir, nirvāṇa − c’est donc un contre- courant20, censé mener vers « l’autre rive » (pārimaṁ tīraṁ). Ce stade correspond à 1. l’élimination de la croyance en un soi permanent (âme ou équivalent), sakkāya-diṭṭhi ; 11 On rencontre aussi (Āhuneyya Sutta) le terme d’adepte, gotrabhū, celui est devenu (bhū) du lignage (gotra). Outre le terme très général de dharmacārin (dhammacārin), « celui qui marche sur la Voie du Dharma », il y a aussi celui d’upāsaka, disciple laïc, « celui qui est assis près » (d’un maître) et celui de « laïc vêtu de blanc » (gihī odātavasanā) par opposition aux moines vêtus d’ocre à l’origine. 12 Seyyathāpi […] nikkujjitaṃ vā ukkujjeyya, paṭicchannaṃ vā vivareyya, mūḷhassa vā maggaṃ ācikkheyya, andhakāre vā telapajjotaṃ dhāreyya, ‘cakkhumanto rūpāni dakkhantī’ti. (formule commune à de nombreux suttas) 13 Saraṇaṁ gacchati (prendre refuge) est mieux traduit par « aller vers [le Bouddha, le Dharma, le Sangha] comme vers un refuge ». A l’époque du Bouddha, selon les textes, on « allait en refuge » auprès de l’ascète Gautama, de sa doctrine et de la communauté monastique : esāhaṁ bhavantaṁ Gotamaṁ saraṇaṁ gacchāmi, dhammañ-ca bhikkhu-saṅghañ-ca (voir par exemple l’Ālavaka Sutta). En hindi, sharan (शरण) est la protection, l’asile (politique). 14 Uṭṭhānaviriyādhigata (Pattakamma Sutta). 15 Sīgāla Sutta (ou Sigalovada Sutta). 16 Upadhī hi narassa nandanā (...) Upadhī hi narassa socanā. (Nandati Sutta) 17 C’est ce que, selon la légende, le premier ascète errant croisé par le futur Bouddha lui aurait dit : ātmadama- śamatha-parinirvāṇārthaṃ pravrajito (Mahāvastu, 2.157). 18 Ahaṁ jarā-mṛtyu-bhayaṁ viditvā mumukṣayā dharmam imaṁ prapannaḥ. (Buddhacarita, 11.7) 19 On trouvera plus de détails sur l’entrée dans le courant dans le Manuel de méditation d’Ajahn Brahm (chap. 14), Almora, 2011. 20 Dans le Sāriputta Sutta ce courant (soto) est défini comme l’octuple sentier (aṭṭhaṅgiko maggo) décrit plus haut dans notre deuxième cercle : ariyo aṭṭhaṅgiko maggo soto. © Thierry Falissard 3 La pensée bouddhiste 2. l’élimination de la croyance en l’efficacité métaphysique des règles éthiques et des rites (sīlabbata-parāmāsa)21 ; et 3. l’absence de doute (vicikiccha) relativement à la validité de la voie de détachement suivie. Même si la vue (diṭṭhi), à ce stade, est devenue juste, l’éthique est loin d’être parfaite, et ce n’est pas la fin totale de l’illusion du soi : celle-ci réapparaît fréquemment avec les affects (désir, haine), car les pulsions de base (āsrāva) n’ont pas disparu. C’est uniquement cette vue juste qui caractérise ce premier stade, et le distingue du stade précédent22 : Quand le disciple ārya (ariyasāvako) voit dans leur réalité (yathābhūtaṃ pajānāti) l’apparition et la disparition des cinq agrégats d’attachement, leur attrait (assāda), leur danger (ādīnava) et leur émancipation (nissaraṇa), on l’appelle un disciple ārya "entré dans le courant" (sotāpanno), délivré des mondes inférieurs (vinipāta), assuré (niyato) de l’Eveil final.23 Ils ont embrassé (ogādhappattā) la doctrine et la discipline, s’y sont fermement ancrés (paṭigādha), y ont obtenu le réconfort (assāsa), ont surmonté (tiṇṇa) leurs doutes (vicikicchā), dispersé leur perplexité (kathaṃkatā), gagné une confiance en eux-mêmes (vesārajja) et une indépendance (aparappaccayā) relativement à l’enseignement d’un maître (satthusāsane).24 Par parenthèse, il se confirme ainsi que l’accomplissement de la voie bouddhique est, dès le départ, une affaire de connaissance et d’expérience personnelle, et non de croyance, d’action ou de « grâce ». Ce premier stade indique aussi sur quoi les efforts de l’adepte devraient porter en priorité : il est moins important, à ce stade, d’avoir une éthique parfaite, une absence totale de haine et de désir, que de comprendre la vacuité et l’absence de soi. Le détachement du corps est d’une grande aide en ce sens, car c’est le premier coup fatal porté au vouloir-vivre, et à l’attachement au monde matériel. L’entrée dans le courant est un événement perçu plus ou moins clairement par l’ascète ; il sent tout de même que quelque chose a changé dans sa perception des choses. Cela va au-delà de cette simple vérité qui est que « nous allons tous mourir » − vérité à la fois si banale et si refoulée qu’elle ne franchit pas la barrière de l’inconscient ! Il se produit « un fantastique tremblement de terre dans l’esprit25 ». Un voile se déchire, la misère de notre condition apparaît : le monde, auparavant plein d’attraits et de promesses séduisantes, ne semble plus qu’un champ de ruines, un désert stérile. Mais une issue se dessine en même temps qu’une clarté se précise26. On parle aussi de « l’ouverture de l’œil immaculé du Dhamma27 » : l’existence est vue dans sa nature conditionnée (« tout ce qui est sujet à apparition est sujet à cessation », ce qui met fin à la vue erronée d’un « soi » perdurant) et par opposition l’inconditionné est vu aussi. C’est la fin d’une distorsion cognitive (qui affecte la quasi-totalité de l’humanité), et c’est un détachement encore partiel du corps et de l’esprit, mais ce n’est pas le bout de la route. On compare parfois l’entrée dans le courant à la découverte d’un puits au milieu du désert, un puits capable d’étancher la soif du voyageur, mais pour lequel on n’aurait ni corde ni seau pour en tirer l’eau28 ; on la compare aussi au fait, pour un naufragé en mer, d’apercevoir la terre 21 Ce lien est souvent négligé et peut faire sourire le libre-penseur, pourtant il n’est que de voir combien dans certaines religions le rite, les cérémonies, les « obligations religieuses » et les « interdits », le culte et d’autres manifestations extérieures de la « croyance » sont jugées importants, au point que pour beaucoup de personnes « avoir de la religion » se résume à cette orthopraxie individuelle ou sociale… 22 Comme expliqué dans l’Assāda Sutta, qui décrit en comparaison l’état de l’ignorant (avijjāgato). 23 Yato kho, bhikkhave, ariyasāvako imesaṃ pañcannaṃ upādāna-kkhandhānaṃ samudayañca atthaṅgamañca assādañca ādīnavañca nissaraṇañca yathābhūtaṃ pajānāti, ayaṃ vuccati, bhikkhave, ariyasāvako sotāpanno avinipātadhammo niyato sambodhiparāyano. (Sotāpanna Sutta) 24 Dhammavinaye ogādhappattā patigādhappattā assāsappattā tiṇṇavicikicchā vigatakathaṃkatā vesārajjappattā aparappaccayā satthusāsane viharanti. (Nakulapitu Sutta) 25 Ajahn Brahm, Manuel de méditation (chap. 14). 26 Comme « un soleil qui se lève dans le ciel en automne » (saradasamaye), selon le Sarada Sutta. 27 La formulation canonique de l’ouverture de l’œil du Dharma est virajaṃ vītamalaṃ dhammacakkhuṃ udapādi (mot à mot : « sans tache, immaculé, l’œil de la doctrine survient »). L’œil du Dharma (dhammacakkhuṃ) s’oppose à l’œil de Māra (māracakkhuṃ), l’œil mondain, que l’Eveil détruit. 28 Kosambi Sutta. © Thierry Falissard 4 La pensée bouddhiste ferme au loin29. Ce bourreau qu’est la volonté est enfin vu clairement, mais on reste encore très largement sous sa coupe. Sa contrepartie, la conscience, est, elle aussi, vue plus nettement, tandis que les croyances éternalistes sont abandonnées, qu’il s’agisse de l’Être, de la matière, de l’âme ou de la « vie éternelle ». Le sotāpanna n’a pas fait disparaître le « soi ». Sa « réalisation » consiste à comprendre qu’il n’existe pas de « soi », mais seulement un « sentiment du soi » (ahaṁkāra). C’est ce distinguo qui caractérise ce stade. Ce qu’il prenait pour une réalité absolue disparaît pour laisser la place à quelque chose de plus « léger » : un reste d’illusion, une croyance irrationnelle tenace, qui résulte d’un conditionnement physique, psychique et social. L’être non éveillé a une représentation de lui-même comme d’une entité monolithique, un « bloc absolu » qui existerait en lui-même et par lui-même, par une sorte d’auto-génération ou d’auto-suffisance. Avec le passage à l’étape de sotāpanna et la fin de la croyance en un soi permanent, toutes les défenses, tous les refoulements et tous les faux-semblants tombent. L’idée que l’on se fait de soi-même change du tout au tout, de façon catastrophique30 : elle ne se résume plus qu’à une forme vide, une intrication empirique entre les cinq agrégats, un flux d’éléments divers, dont l’apparente continuité s’explique causalement, avec une primauté de la conscience, à quoi tout semble se réduire. L’introspection ne montre plus aucun « moi », mais seulement les cinq agrégats dans leur interaction. Il semble qu’une distance avec « soi- même » soit ainsi posée de façon permanente et indéfinissable, une sorte de transcendance de soi-même par rapport à soi-même, qui procure une forme de libération31. C’est un premier pas dans le « monde » (non-monde) de la vacuité, un début parfois comparé à une éclosion32, une vue claire qui développe chez l’ascète ainsi doté (diṭṭhi-sampanna) une connaissance « non ordinaire » (asādhāraṇa-ñāṇa33) qui l’aide à se diriger correctement dans la Voie. Cette compréhension de la vacuité n’est pas (ou pas uniquement) une compréhension intellectuelle, c’est une compréhension existentielle qui finit par engager (ou dégager ?) l’être tout entier34. L’ascète devient petit à petit un masque vide, un « homme sans qualité » : une simple conscience d’exister, et non une conscience d’être ceci ou cela en particulier, égalité entre « être pur » et « néant pur » (pour reprendre des termes hégéliens35). L’étape de sotāpanna constitue le premier degré de « dépersonnalisation » du pratiquant, de désengagement (visaṃyoga) de ses différentes identités ; c’est un but qui n’est pas hors de portée et qui ne requiert pas de devenir moine, ni même de mener une ascèse sévère. Il est probable d’ailleurs qu’il existe un certain nombre de non-bouddhistes qui sont sotāpanna (ou en voie de l’être), sans le savoir... De notre point de vue, tout le monde (y compris un mahayaniste qui se réclame de la voie du bodhisattva36), peut essayer d’atteindre ce stade dans cette vie-même37. Seuls les « âmes faibles » et les esprits fragiles, dominés par leur limbisme ou par d’autres pathologies, s’en tiendront écartés : 29 Udakūpama Sutta. 30 Le mot catastrophe vient du grec ancien renversement (καταστροφή), un tour (στροφή) de haut en bas (κατά). L’équivalent en sanskrit serait parāvṛtti (révolution), le pāḷi *parāvaṭṭi n’est pas attesté, mais le terme viparāvatta (renversé, changé) se rencontre. Inversement, on peut parler du saṃsāra comme d’une « catastrophe phénoménale » (selon les mots de Prajñānanda). 31 Prajñānanda (op. cit.) parlait de « séparer le spectacle et le spectateur », comme le propose aussi le Vedānta. 32 Une sortie du poussin (kukkuṭa potakā) de son œuf (aṇḍa), selon le Cetokhila Sutta (Sutta des obstructions mentales). 33 Ānisaṃsa Sutta. Cette connaissance est « non ordinaire » dans le sens où elle ne peut être partagée avec une personne non éveillée. 34 Voir Yannick Gautier (De la conscience du souffle à la joie de l’abandon – Le Dharma du Bouddha : un existentialisme métaphysique ?, Edilivre, 2017). 35 « Das reine Sein und das reine Nichts ist also dasselbe. » (Hegel, Wissenschaft der Logik, 1812) 36 Le stade de sotāpanna correspond à la première étape de la voie du bodhisattva (première bhūmi). 37 Le Mittāmacca Sutta invite d’ailleurs les moines à inciter (samādapeti) leurs proches (non moines) à devenir sotāpanna. © Thierry Falissard 5 La pensée bouddhiste La doctrine [du bien] ultime (nai-śreyasa dharma) consiste en une vue (darśana) subtile et profonde [de la réalité]. Les Eveillés (jinaiḥ, les victorieux) disent qu’elle est effrayante (trāsakaro) pour les imbéciles (bālānāṃ) qui n’ont pas les oreilles [préparées à l’entendre].38 Ce premier éveil est tellement important (et bouleversant) que certaines traditions ou pratiques « spirituelles » le prennent parfois pour le « vrai Eveil », pour un aboutissement39, alors que ce n’est que le début du chemin final. Le disciple (sāvako), ainsi devenu ascète (sekha), entre parmi les « nobles » (ariyasāvako) et quitte l’état commun (puthujjana). Sa position est paradoxale, « décalée » : il a un pied dans le monde et un pied au-dehors ; sans être complètement éveillé, il mesure les illusions qui emprisonnent l’esprit des gens, et celles qui le tiennent lui-même encore captif. Il est déterminé à quitter cette maison de fous qu’est le monde, sait que le détachement complet est la solution, mais n’a pas encore déployé l’ensemble des moyens nécessaires pour y parvenir. L’ascète comprend également que toutes les religions « positives », avec leur(s) dieu(x), leurs croyances et leurs rites, leurs paradis et leurs enfers, toutes leurs mythologies, théories ou pratiques « ésotériques » et « spirituelles », ne sont pas à prendre au sérieux, à croire à la lettre : elles ne constituent qu’un moyen de pousser les gens vers un début de détachement, ou à défaut de les orienter dans cette direction. Cet expédient, qui peut être un « moyen habile » et efficace pour beaucoup de personnes, lui paraît à présent absurde et maladroit : une béquille, une prothèse, pour des infirmes incapables de supporter la vacuité. Malheureusement, les infirmes sont majoritaires dans le monde, et prétendent souvent détenir seuls la « vérité » et imposer à tous leur point de vue ! Il y aurait, selon le Visuddhimagga, un stade moins avancé que celui de sotāpanna, celui de cūḷa-sotāpanna (sotāpanna inférieur)40, caractérisé par un certain recul vis-à-vis des phénomènes physiques et mentaux : l’ascète ne s’identifie plus constamment à l’activité du corps et de l’esprit, il comprend plus ou moins bien qu’il n’y a pas de soi à y trouver. C’est le début de la pureté de la vue (diṭṭhi visuddhi), qui doit conduire au stade de sotāpanna. Selon l’école Theravāda, le sotāpanna n’aura à supporter qu’au plus six vies supplémentaires (outre sa vie courante)41, et il ne peut renaître dans les mondes inférieurs (comme celui des animaux) ; le cūḷa-sotāpanna est également assuré de ne pas renaître dans les mondes inférieurs. La progression irrésistible Dans les deux stades suivants (« une-fois-retournant » et « sans-retour »), on s’attaque aux désirs des sens (kāma-rāga) et à la haine (byāpāda), deux tendances très difficiles à déraciner, car ancrées dans l’inconscient depuis des milliards de vies. L’ascète est parfois présenté comme un guerrier42 qui lutte sans relâche contre un ennemi intérieur : la sensualité, les pulsions. La croyance en un soi permanent était une construction mentale, émanée des pulsions, une façon pour l’esprit de leur trouver une justification consciente, tout en les tenant un peu à distance. Cette construction artificielle ayant été détruite au stade précédent de sotāpanna, il y a un accès beaucoup plus direct à la soif (deuxième vérité) sous ses différentes expressions d’attirance ou de répulsion à l’égard des phénomènes, avec une relation à soi-même plus « authentique » et plus claire. Selon le degré de détachement obtenu vis-à-vis de ces pulsions, on parvient au stade de « une-fois-retournant » (sakadāgāmin) ou de « sans-retour » (anāgāmī), ainsi appelés parce 38 Naiḥ-śreyasaḥ punar dharmaḥ sūkṣmo gambhīra-darśanaḥ | bālānāṃ aśru[tima]tām uktas trāsakaro jinaiḥ. (Ratnāvalī, 1-25) 39 Voir par exemple le « satori » dans le Zen. 40 Mentionné dans Visuddhimagga XIX, 27. 41 Selon le Sekhin Sutta, qui distingue trois types de sotāpanna : ceux destinés à vivre sept vies au plus (sattakkhattuparama), ceux qui en vivront deux ou trois (kolaṅkola), et ceux qui n’en revivront qu’une (ekabījin). Les commentateurs divergent sur le fait de savoir si, dans les « sept vies », la vie courante est comptée ou non. 42 Voir les « suttas du guerrier » (yodhājīva) : Paṭhamayodhājīvūpama Sutta, Dutiyayodhājīvūpama Sutta, de l’Aṅguttara Nikāya. © Thierry Falissard 6 La pensée bouddhiste que dans un cas l’on est censé ne pas renaître plus d’une fois dans le monde humain et dans l’autre ne plus y renaître du tout. Le désir, dans les aspects courants de la vie humaine, finit par être complètement dépassé, et tout phénomène prend une saveur unique, que l’on pourrait appeler : la « saveur du néant ». La haine (principalement de soi-même) finit aussi par s’effacer, par compréhension de la non-dualité. Le « sans-retour », appelé parfois « homme debout » (ṭhitatto puggalo43), renaît en théorie dans un monde du pur esprit, un monde dévique appelé Suddhāvāsa (composé lui-même de cinq mondes différents, pour compliquer encore la chose)... Le bout du chemin Ayant tranché cinq liens après avoir passé les trois stades précédents, devenu un « sans- retour » affranchi du désir des sens et de la haine (ainsi que des affects associés, comme la colère, le remords, la jalousie…), on pourrait penser être parvenu au bout du détachement, mais il reste en réalité cinq autres liens très subtils à couper ! En effet, l’idée du « soi » n’a pas été complètement surmontée, elle demeure comme une odeur résiduelle flotte dans l’air ou imprègne un tissu même quand la cause de cette odeur a disparu44. Le vouloir-vivre ne cède pas aussi facilement, car après avoir dû abandonner le grossier, il reste à l’ascète à abandonner le subtil, source d’attachements subtils eux aussi, mais liants néanmoins :  soif d’existence dans le monde de l’esprit pur (rūpa-rāga) ;  soif d’existence dans le monde immatériel (arūpa-rāga) ;  orgueil (māna) ;  agitation (uddhacca) ;  ignorance (avijjā). Les deux premiers liens sont un reste de vouloir-vivre. Les trois derniers liens sont très subtils : il y a l’orgueil, dernier reste de l’illusion du soi, orgueil de savoir qu’on est parvenu au sommet de l’existence, d’avoir dépassé les plus hauts états des mondes immatériels ; l’agitation, qui n’est plus qu’un reste d’agitation, comme une ride sur un océan de l’esprit devenu presque immobile (acala citta), agitation minime découlant non du désir mais d’un reste d’ignorance ; et il y a enfin un reste epsilonesque d’ignorance, un dernier soubresaut de la volonté qui refuse de se nier elle-même et de voir la vacuité ultime. Le quatrième stade atteint, et les dix liens tranchés, on est un Eveillé (arhat, arahant) qui, selon la formule canonique, « voit que la naissance a été abolie, que la vie de renonçant (brahmacariya) a été vécue, que ce qui devait être fait a été fait, qu’il n’y a rien au-delà45 ». Pleinement accompli (kevalin), passé sur l’autre rive (pāraṅgato), ayant traversé le flux (oghatiṇṇo), affranchi de l’ignorance46, il ne produit plus de karma pour une nouvelle existence (ahosi-kamma : karma ineffectif) mais peut encore subir l’influence d’un karma passé47. Détaché d’absolument tout, cet être a mis fin à toute souffrance mentale (mais pas à la souffrance physique), et il n’a plus peur de la mort : Je ne me réjouis pas de la mort, je ne me réjouis pas de la vie, j’attends mon heure, en pleine 43 Voir l’Anusota Sutta et l’Udakūpamā Sutta. Il est « debout » parce qu’ayant abordé « l’autre rive », il a déjà pris pied sur le rivage. 44 Voir le Khemaka Sutta à ce sujet. 45 Khīṇā jāti, vusitaṃ brahmacariyaṃ, kataṃ karaṇīyaṃ, nāparaṃ itthattāyāti pajānāti (formule propre à de nombreux suttas). Nāparaṃ (na-aparaṃ) : « pas de suite, d’état futur », indique la fin du devenir (bhava-nirodho). 46 tamayogaṁ chinditvā, mot à mot : ayant tranché le joug de l’obscurité. On rencontre aussi l’expression tamatagge : passé de l’obscurité à la clarté suprême (Mahāparinibbāna Sutta). 47 Les exemples sont nombreux : l’arhat Moggallāna, second des disciples du Bouddha, roué de coups par des bandits, et le Bouddha lui-même (blessure causée par l’agression de Devadatta). © Thierry Falissard 7 La pensée bouddhiste conscience et pleine vigilance.48 Le passé est tari, le futur est sans promesse ; ne saisis rien du présent et va ton chemin tranquillement.49 Avec la dissolution du mental-cœur (citta), le monde (loko) est mort (mato), telle est la [seule] réalité ultime qui se conçoive.50 Le vouloir-vivre (bhava-netti) est éliminé, la racine du mal-être (dukkha) est annihilée, il n’y a plus de renaissance à présent.51 Ces sages (dhīrā) s’effacent [de l’existence] comme [s’éteint] la flamme d’une lampe.52 Ayant vu les phénomènes (saṅkhāra) comme différents de moi (parato), nés de causes, destinés à disparaître ; ayant abandonné toutes les pulsions (āsava), je suis apaisée (sītibhūtā) et éteinte (nibbutā).53 Ayant mis fin aux pulsions, ayant expérimenté (sacchikatvā) ici et maintenant (diṭṭheva dhamme) et par lui-même (sayaṃ abhiññā) la libération de l’esprit (cetovimutti), la libération par la Connaissance (paññāvimutti), et l’ayant pénétrée (upasampajja), il y demeure (viharati).54 Passé sur l’autre rive (tiṇṇo), [il reste] dans le monde (loke) sans aucun attachement.55 Le surhomme bouddhiste, à l’encontre de celui de Nietzsche, n’a pas le « sens de la terre56 », car il a dépassé la terre57 ! Toutefois, le nirvāṇa n’est pas ce genre d’« espérance supraterrestre » contre laquelle vitupérait Nietzsche, avec raison. L’Eveil ne donne pas accès à une nouvelle dimension, à une éternité ou à un « être en soi » quelconque : L’Eveil (bodhi) ne peut être conçu en relation avec l’être (sattva) ; comprendre l’absence d’être (niḥsattva), c’est cela que l’on appelle l’Eveil.58 L’Eveil parfait n’est réalisé ni par le corps (kāya) ni par l’esprit (citta) ; c’est la cessation complète (vyupaśama) de tous les phénomènes (nimitta).59 L’arhat ne réside pas dans un monde supérieur ou dans une transcendance divine ; il mène une vie humaine en apparence ordinaire et n’est d’ailleurs conscient d’être libéré des pulsions, d’avoir définitivement « déposé le fardeau60 », que lorsqu’il tourne son esprit vers l’intérieur 48 Nābhinandāmi maraṇaṃ nābhinandāmi jīvitaṃ | Kālaṃ ca paṭikaṅkhāmi sampajāno patissato’ti. (Saṅkiccattheragāthā). Les termes sampajāno (sam−pajañña : plein discernement, pleine connaissance) et patissato (paṭi−sati : pleine vigilance, pleine conscience) sont souvent considérés comme synonymes, mais on pourrait rattacher l’un à paññā et l’autre à sati, deux éléments de l’octuple sentier. Les deux termes se retrouvent fréquemment associés dans l’expression sati-sampajāñña, vigilant et clairvoyant, alliant une compréhension profonde à la vigilance, rappel constant des caractéristiques de l’existence (et non pas simplement mindfulness and self-possession comme l’indique le Pali Text Society’s Pali-English Dictionary). Les deux qualités vont de pair, paññā sans sati ne serait qu’une clairvoyance fugace, un éclair de lucidité, et sati sans paññā serait une attention stérile, celle du chat qui guette la souris… 49 Yaṃ pubbe taṃ visosehi pacchā te māhu kiñcanaṃ, majjhe ce no gahessasi upasanto carissasi. (Attadaṇḍa Sutta) 50 Cittabhaṅgā mato loko paññatti paramatthiyā. (Mahā Niddesa 1.42) 51 Bhavanetti samuhatā, ucchinnaṃ mūlaṃ dukkhassa, natthidāni punabbhavo. (Koṭigāma Sutta) 52 Nibbanti dhīrā yathāyampadīpo. (Ratana Sutta) 53 Saṅkhāre parato disvā, hetujāte palokite | Pahāsiṃ āsave sabbe sītibhūtāmhi nibbutā. (Therīgāthā 101) 54 Āsavānaṃ khayā anāsavaṃ cetovimuttiṃ paññāvimuttiṃ diṭṭheva dhamme sayaṃ abhiññā sacchikatvā upasampajja viharati. (Nanda Sutta - Udāna 3.2) 55 Tiṇṇo loke visattikaṁ. (Ariyapariyesana Sutta) 56 Der Sinn der Erde (Ainsi parlait Zarathoustra, 1883). 57 Terre néanmoins « prise à témoin » par le Bouddha (bhūmisparśa) en preuve de ses efforts vers la vérité. 58 Na bodhiḥ sattvatayā prajñaptā | niḥsattvānubodho hi bodhirityucyate. (Suvikrāntavikrāmiparipṛcchā, I) 59 Na hi bodhiḥ kāyenābhisaṃbudhyate, na cittena | vyupaśamo bodhiḥ sarvanimittānām. (Vimalakīrti-nirdeśa Sūtra, IV) 60 Voir le « Sutta du fardeau » (Bhāra Sutta). © Thierry Falissard 8 La pensée bouddhiste pour en mesurer la vacuité61. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre l’égalité saṃsāra = nirvāṇa qu’affirme le Mahāyāna62... L’arhat jouit cependant d’une béatitude (ānanda) de l’esprit difficilement imaginable − ce qui n’est pas incompatible avec la première vérité de la souffrance liée à l’existence (dukkha), qui ne concerne que le conditionné (saṅkhāra), alors que l’arhat « a pris pied » dans l’inconditionné (asaṅkhata). On peut spéculer à l’infini et écrire tous les livres que l’on veut sur le sujet63, il sera toujours vain de chercher à expliquer cette situation paradoxale (car expliquer c’est rester dans le conditionné), et également vain de prétendre la réfuter64. La vie de l’Eveillé se poursuit jusqu’à son terme, malgré l’absence de tout vouloir-vivre, « tout comme la roue du potier continue à tourner quand le pot est terminé, en raison de l’impulsion initiale65 », ou comme une branche séparée de l’arbre, encore verte mais destinée à disparaître, ou comme les dernières braises d’un feu qui s’est éteint. Le couple volonté / conscience fonctionne « à vide », sans être soutenu par la soif. Dernier reste matériel du vouloir-vivre, le corps persiste par inertie ; l’être qui « porte son dernier corps » (sarīrantimadhārin) disparaît définitivement à sa mort (on parle de nirvāṇa sans reste, anupādisesa-nibbāna) : Avec la désintégration (bheda) du corps, après la mort, la vie ayant été épuisée, tout ressenti sensoriel (vedayita) s’apaisera ici-même (deviendra « froid », sīta), n’étant plus objet de jouissance (anababhinandita).66 Cela rappelle ce qu’écrivait le poète philosophe latin Lucrèce, dans un contexte différent : Ainsi, quand nous ne serons plus, que le corps et l’âme seront séparés, rompant l’unité de notre individu, rien ne pourra plus nous atteindre ni émouvoir nos sens, pour nous qui à ce moment- là n’existerons plus.67 Dans l’hindouisme, l’équivalent de l’arhat serait le jīvan-mukta (« libéré vivant »), et sa « réalisation » est comparable à celle de l’arhat : Dans la demeure de la vacuité (śūnyāgāre) se tient l’ascète [nu], immergé (magna) dans la pureté (śuddha), l’absence de passion (nirañjana) et l’équanimité (samarasa).68 Cette disparition définitive d’un Eveillé est évidemment un scandale pour les tenants des théories éternalistes ou positivistes, qui ne connaissent que le paradigme binaire « être/néant » et ne comprennent pas que la réussite dans une « voie spirituelle » puisse (et doive) mener à la fin complète de l’individualité, ce que rappellent pourtant les grands « mystiques »69 de tous horizons. Le paradigme indien traditionnel « manifesté/non- manifesté », bien qu’ignoré par le bouddhisme, pourrait leur permettre de dépasser l’opposition être/néant, qui n’est qu’un point de vue partiel et partial : Pour ceux que la Volonté anime encore, ce qui reste après la suppression totale de la Volonté, c’est effectivement le néant. Mais, à l’inverse, pour ceux qui ont converti et aboli la Volonté, 61 Selon le Sandaka Sutta, ce n’est qu’en tournant l’esprit vers l’absence de pulsions que l’arhat est conscient de sa libération, tout comme celui qui a subi l’amputation d’un membre n’a pas constamment à l’esprit son infirmité. 62 Egalité qu’on pourrait trouver aussi dans le Theravāda, puisque le nirvāṇa est « sans opposé » (paṭibhāga), voir le Cūḷavedalla Sutta. 63 Par exemple le volumineux Nirvana and other buddhist felicities (Utopias of the Pali imaginaire), Steven Collins, Cambridge University press, 1998. 64 Voir The Doctrine of Nirvana in Buddhism (A brief overview), Morad Nazari, 2018 (notamment le paragraphe Critics of the doctrine of Nirvana). 65 Cette comparaison n’est pas bouddhique, elle est mentionnée par Schopenhauer (Le Monde, vol. 1, livre IV), et issue d’un texte hindouiste ancien, la Sāṃkhya Kārikā, verset 67: tisṭhati saṃskāra-vaśāc cakra-bhramivad dhrta- śarīrah (« il reste, sous l’élan initial - tel la roue du potier - investi d’un corps »). 66 Kāyassa bhedā parammaraṇā uddhaṃ jīvitapariyādānā idheva sabbavedayitāni anababhinanditāni sītībhavissatī. (Dhātuvibhaṅga Sutta ; voir aussi le Gelañña Sutta) 67 Sic, ubi non erimus, cum corporis, atque animai | Discidium fuerit, quibus e sumus uniter apti | Scilicet haud nobis quicquam, qui non erimus tum | Accidere omnino poterit sensumque movere. (De natura rerum, III-838) 68 śūnyāgāre tiṣṭhati nagno śuddhanirañjanasamarasamagnaḥ. (Avadhuta Gita, VII) 69 Par exemple Maître Eckhart : « le détachement tend vers un pur néant ». © Thierry Falissard 9 La pensée bouddhiste c’est notre monde actuel, ce monde si réel avec tous ses soleils et toutes ses voies lactées, qui est le néant.70 C’est une erreur constante des (nombreuses) doctrines à transcendance « positive » que de croire en une « vie éternelle » de l’être empirique (ou au minimum de la conscience, sa part jugée la plus noble), une fois l’Absolu « atteint ». Pour cette raison, elles considèrent souvent le bouddhisme comme un simple nihilisme. Aveuglées par le vouloir-vivre, elles ne se rendent même pas compte qu’elles exigent l’impossible. Concédons, de façon plus positive (mais peut-être moins « bouddhiste »…), que l’on peut voir aussi cette disparition de l’individualité comme l’accès à un aspect plus vaste de la conscience : [Quand on comprend la vérité,] la première chose qui se produit est la perte de l’individualité, et tout ce qui survient ensuite est un fonctionnement [impersonnel] total : la compréhension de ce fonctionnement total est indivisible. Ce n’est pas « moi » ni « vous » qui avez cette compréhension : c’est une compréhension [pure]. Cette connaissance ne s’acquiert pas dans les livres, car elle n’est pas d’ordre intellectuel. Bien que la conscience opère à travers des millions de formes, c’est une seule et même conscience [qui est à l’œuvre].71 Récapitulation Schématiquement, on peut dire que le sotāpanna a dépassé la condition humaine ordinaire, il a fait sa seconde puberté (comme le disait si bien Prajñānanda) en voyant la vacuité et en échappant aux illusions les plus courantes ; l’anāgāmī, lui, en ayant éradiqué le désir et la haine, échappe complètement à la condition humaine ainsi qu’à la part animale qu’elle recèle ; l’arhat, enfin, échappe à toutes les conditions, humaines ou surhumaines. Le sotāpanna a compris l’essentiel ; cependant, même s’il est délivré d’une certaine anxiété (vippaṭisāra) concernant les questions métaphysiques72, il lui reste encore un long « travail sur soi-même » à entreprendre avant d’atteindre la paix de l’esprit de l’anāgāmī, le presque-éveillé qui, lui, doit encore maîtriser quelques restes de l’illusion du « soi » et venir à bout de la peur de la mort, pour parvenir au stade final de l’arhat. Un « bouddha » a au minimum les mêmes qualités éthiques que l’arhat et le même Eveil, mais n’a pas suivi le même parcours (décrit plus loin). Conformément au relativisme bouddhique (exposé dans le premier cercle), il faut bien garder à l’esprit que ce qui importe est moins l’adhésion (formelle ou réelle) à une doctrine étiquetée « bouddhisme », ni même la pratique effective d’une telle doctrine, que le détachement obtenu par l’érosion (partielle ou totale) du vouloir-vivre et la fin de la croyance en l’illusion du soi. Un tel détachement peut exister en dehors du bouddhisme, même s’il est difficile de prime abord d’évaluer l’état d’esprit, le niveau de conscience d’une personne, qui nous reste en grande partie inconnu : Ne soyez pas un mesureur (pamāṇikā) des individus, ne prenez pas la mesure (pamāṇaṃ) des autres. Il court à sa perte (khaññati) celui qui prend la mesure des autres.73 Car le « fait métaphysique », c’est l’état de conscience intérieur résultant du détachement, auprès de cela la doctrine invoquée est sans importance, elle reste de l’ordre du relatif. Pour cette raison, il y a peut-être des ascètes, hindouistes, chrétiens, musulmans, athées, qui sont bien plus « bouddhistes » que certains bouddhistes, même s’ils professent des opinions très différentes ! Il y a cependant le risque pour eux de se trouver « coincés » à un certain stade à cause de l’illusion du soi qui n’a pas été complètement surmontée (illusion augmentée avec la croyance en l’immortalité de l’âme ou en une divinité salvatrice). 70 Schopenhauer, Le Monde, IV-71. 71 Nisargadatta Maharaj, Consciousness and the Absolute, 1994 (notre traduction). 72 Voir le Abyākatavatthu Sutta (ou Avyākata Sutta). 73 Mā puggalesu pamāṇikā ahuvattha, mā puggalesu pamāṇaṃ gaṇhittha, khaññatihānanda puggalo puggalesu pamāṇaṃ gaṇhanto (Migasālā Sutta). Ṭhānissaro Bhikkhu précise qu’il ne s’agit pas pour autant de s’abstenir de porter des jugements moraux. © Thierry Falissard 10 La pensée bouddhiste

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