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Balzac et la littérature zoologique. Sur les Scènes de la vie privée et publique des animaux PDF

23 Pages·2013·2.37 MB·French
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Preview Balzac et la littérature zoologique. Sur les Scènes de la vie privée et publique des animaux

Balzac et la littérature zoologique. Sur les Scènes de la vie privée et publique des animaux Un massif s’élève, aux marges de La Comédie humaine, auquel Balzac a par cinq fois apporté sa pierre : les Scènes de la vie privée et publique des animaux, publiées par Hetzel et illustrées par Grandville au début des années 1840. Rappelons en quelques mots le contexte intellectuel et culturel dans lequel viennent s’inscrire ces Scènes. Des traces y sont présentes, en premier lieu, d’une question âprement débattue devant l’Académie des Sciences, en 1830, ayant alimenté au cours de la décennie une curiosité croissante pour le règne animal : le débat entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire portant sur le rapport entre les espèces, rapport d’analogie selon Saint-Hilaire. La possibilité d’un plan d’organisation commun à toutes les espèces animales, on le verra, n’est sûrement pas sans rapport avec l’entreprise d’Hetzel elle- même, entreprise composite, et avec les interrogations suscitées, au sein même de chaque scène, par les animaux en question. Deuxièmement : impossible de lire ces Scènes, largement anthropomorphiques, en faisant abstraction du modèle balzacien élaboré depuis les années 1830, et consacré dans l’Avant-propos de 1842 ; c’est Balzac qui, le premier, systématisa l’analogie (seconde, « trans-générique ») entre espèces animales et espèces sociales, pour écrire et interpréter l’humanité sur la base d’un paradigme « zoologique ». Troisième paramètre, qui lui est historiquement corrélé : la vogue des physiologies et de la littérature dite « panoramique », tout entière fondée sur un désir de typisation et de classification sociales, consacrée par Curmer et Balzac lui-même dans Les Français peints par eux-mêmes, précisément en 1840-1842 ; nos Scènes de la vie privée et publique des animaux sont inséparables de cette vogue ; elles en constituent apparemment, sur le mode du bégaiement parfois parodique, la doublure ou la réplique animale. Enfin, l’essor du livre illustré doit être pris en considération, livre illustré ici par Grandville, livre illustré auquel la problématique scientifique et animale, sous la forme de la caricature, n’est pas étrangère. Ces quatre questions d’actualité sont étroitement liées les unes aux autres : l’animal est cet organisme qui cristallise et permet de nouer, on le verra, l’interrogation scientifique, le questionnement sociologique et la recherche esthétique. Un problème est communément partagé par elles. Parce qu’il leur est commun, ce problème ne peut être 1 formulé que d’une façon abstraite : les Scènes de la vie privée et publique des animaux posent la question, scientifiquement, sociologiquement, esthétiquement, politiquement décisive, du tout et de la partie. Du principe qui organise les parties en un seul et même tout. Du rapport plus ou moins conflictuel entre les parties de ce tout. De la singularité de chaque partie au regard du grand tout. Nous verrons que cette question de l’unité de composition, tous les « acteurs » du corpus étudié la posent : aussi bien ses concepteurs réels (Hetzel, Grandville, Balzac entre autres) que ses « personnages » fictifs. Elle engage indissociablement la configuration du volume, son énonciation si l’on veut, que les intrigues qui s’y trament. Les premières pistes frayées ici concerneront le dispositif éditorial lui-même, dont tout un chacun ne connaît pas forcément l’histoire et l’intérêt. Les secondes constitueront en un gros plan sur le corpus balzacien, le seul d’ailleurs à s’être trouvé réédité en poche, en 1985, aux éditions Garnier-Flammarion. Le dispositif énonciatif et éditorial La première livraison des Scènes de la vie privée et publique des animaux paraît le 20 novembre 1840 ; la cinquantième un an plus tard, la centième et dernière est annoncée dans la bibliographie de la France le 17 décembre 1842. Les éditeurs de cet ensemble sont Paulin et surtout Pierre-Jules Hetzel, éditeur en plein essor dans les années 1840- 1842 puisqu’il organise la mise sous contrat de Balzac pour La Comédie humaine. Participent à cette entreprise P.-J. Stahl (pseudonyme d’auteur de Pierre-Jules Hetzel, l’éditeur) qui écrit sept scènes, le dispositif encadrant et le prologue ; Balzac qui écrit cinq scènes1 dont l’une (« Voyage d’un Moineau de Paris » ) est signée par George Sand ; Jules Janin (« Le premier feuilleton de Pistolet ») ; Charles Nodier (deux scènes ; « Un renard pris au piège » et « Les Tablettes de la girafe ») ; Paul de Musset (« Les Souffrances d’un scarabée ») ; Alfred de Musset (« Histoire d’un merle blanc ») ; Louis Viardot (« Topaze, peintre de portrait ») et puis des plumes « de second ordre » comme Émile de Labédollière (deux scènes), Pierre Bernard (une scène), Edouard Lemoine (Une scène), L’Héritier de l’Ain (une scène), Louis Baude (une scène). L’ouvrage connaît un grand succès dont Balzac rend compte à Madame Hanska à sa façon le 22 janvier 1843 : il lui parle de « ces ouvrages stupides comme La vie privée des animaux qui se vendent à vingt- cinq mille exemplaires à cause des vignettes ». Nous souhaiterions d’abord revenir sur le dispositif énonciatif et éditorial qui ordonne les Scènes de la vie privée et publique des animaux et poser la question fondamentale de la place de Balzac dans cet ensemble, place particulièrement ambiguë, nous le verrons. Le mépris affiché de Balzac dans sa correspondance paraît renvoyer les Scènes à des travaux alimentaires alors qu’en même temps son investissement massif fait de Balzac le principal auteur (avec Stahl) des Scènes de la vie privée et publique des animaux. Sa participation est-elle purement accessoire ou au contraire essentielle pour comprendre le fonctionnement des Scènes ? 1. « L’ensemble n’est qu’une accumulation de parties, qui n’ont requis aucune idée préalable ni réflexion, mais, dans le même temps, ce manque de structure peut être facilement manipulé pour former n’importe quelle combinaison. Autrement dit, le 1 Voir infra. 2 contenu de ce type de publication n’est pas forcément déterminé par un auteur, ni par quelque nécessité formelle dictée par l’œuvre littéraire mais plutôt soumis aux caprices de l’éditeur »2. Pour beaucoup d’observateurs critiques, à l’instar de Lagevenais, l’éditeur est le principal agent des Scènes. Un certain nombre de règles explicites, soit qu’elles soient données dans le paratexte ou soit qu’elles soient manifestées dans le péritexte et notamment dans la correspondance entre Hetzel et les différents écrivains sollicités, donnent une cohérence d’ensemble à cet ouvrage panoramique. Ce terme de panoramique3 est suggéré par Walter Benjamin qui l’a utilisé pour décrire le système de construction des tableaux de mœurs sériels. Walter Benjamin compare les « types » ou les « scènes » traités dans les ouvrages au premier plan du panorama, la société ou le monde dans son ensemble étant l’équivalent du tableau de fond. On retrouve le même dispositif dans Les Français peints par eux-mêmes, Les Étrangers à Paris, Les Enfants peints par eux-mêmes… Pour chacune de ces entreprises éditoriales s’institue le même processus : définition d’une société, d’une communauté la plus ambitieuse possible et description énumérative sous forme de types4. Panoramisation et typisation constituent le processus de l’œuvre-monde de la première moitié du XIXe siècle en général et des Scènes de la vie privée et publique des animaux en particulier. Le panorama est formé par l’ensemble des espèces zoologiques « métonymisé » dans un lieu parisien essentiel au XIXe siècle : le Jardin des plantes qui constitue l’arrière-plan des Scènes de la vie privée et publique des animaux et à l’intérieur de ce panorama, chaque espèce animale forme un type. Comme l’ouvrage est collectif, chaque auteur est invité à choisir son animal – ou ses animaux – en évitant cependant des effets de redondance. Ainsi Hetzel envoie une liste d’animaux à Alfred de Musset en lui demandant : Ne croyez-vous pas qu’il serait possible de trouver parmi toutes ces bêtes une bête à votre convenance. Je vous donne la liste ici de celles qui me paraissent plus particulièrement vous agréer. […] Pourriez-vous quand vous aurez arrêté votre choix, ou tout au moins quand vous aurez prononcé vos exclusions, me renvoyer les noms des bêtes dont vous ne voulez rien faire pour que je puisse les offrir au choix de M. Nodier et de Balzac5. Cette correspondance montre combien Hetzel est soucieux d’éviter les répétitions aussi bien pour les animaux que pour les types d’actions représentées. Il écrit ainsi dans un fragment de lettre à un destinataire non identifié : Le tout étant trop long, je désirerais que vous puissiez supprimer tout le récit du duel depuis la page 6 exclusivement jusqu’à la moitié de la page 16 inclusivement – nous gagnerions ainsi dix pages – gagner n’est pas le mot, mais rappelons que nous jouons à qui perd gagne. Sans doute il y aura à regretter de jolis détails, mais nous avons eu déjà un duel très long dans le lièvre, et Grandville ne pourrait en aucun cas recommencer à illustrer un duel6. 2 Lagevenais, à propos des Scènes, « La littérature illustrée », Revue des deux mondes, 1843. 3 Certains commentateurs comme Philippe Kaenel ou Martina Laufer ont suggéré que d’autres métaphores seraient plus adéquates pour expliciter le fonctionnement de ce dispositif comme le kaléidoscope ou la lanterne magique. Nous renvoyons à leurs travaux et notamment à Martina Laufer, Sketches of the nineteenth European journalism and its physiologies, 1830- 1850, Palgrave Macmillan New York, 2007. 4 Sur ce processus, nous renvoyons au numéro de Romantisme sur l’œuvre-monde au XIXe siècle et notamment à son avant-propos, 2007, n°136. 5 Dossier Hetzel au département des Manuscrits de la BNF. Correspondance Musset, NAF. 71. Cette lettre est reprise en partie dans A Parmémnie, et C. Bonnier de la Chapelle, P. J. Hetzel, Histoire d’un éditeur et de ses auteurs, Albin Michel, 1953, p. 24. 6 NAF. Dossier Hetzel. Scènes de la vie privée et publique des animaux. Document 355. 3 Outre la structure panoramique, Les Scènes de la vie privée et publique des animaux sont unifiées par trois autres procédés également mis en place par l’éditeur Hetzel et qui forment le dispositif. Le premier procédé donne l’illustration à un dessinateur unique Grandville qui prend en charge l’ensemble du texte selon une grammaire éditoriale très précise. Le contrat retrouvé par Philippe Kaenel7 précise qu’il est commandé à Grandville pour le second volume cinquante vignettes représentant des scènes de la vie privée et publique des animaux et cinquante autres vignettes pour les types humains métamorphosés. La correspondance entre éditeur et illustrateur, conservée au département des manuscrits, nous permet de suivre le processus éditorial. Même si Hetzel insiste dans toutes ses déclarations publiques sur l’indépendance de Grandville, de fait l’illustrateur est soumis au texte. Chaque auteur lui fait parvenir sa scène achevée, l’illustration est proposée après et d’après le texte. Grandville fait d’ailleurs un travail très précis pour figurer fidèlement les scènes jusque dans les moindres détails. Grandville, auteur des Métamorphoses, spécialiste de la caricature animalière, homme- clé du livre romantique illustré est un élément important du dispositif éditorial comme le montre tout l’appareil paratextuel et péritextuel : la page de titre où le nom de Grandville figure en plus grosses lettres que celui des auteurs, l’avant-propos où son nom apparaît en premier comme moteur même de l’ouvrage (« Notre pensée en publiant ce livre a été d’ajouter la parole aux merveilleux animaux de Grandville8 ») et également le prologue où les animaux décident de s’adresser à Grandville « qui aurait mérité d’être un animal »9. Toute la grammaire illustrative est un premier dispositif d’autorité et de hiérarchie soutenu par l’appareil paratextuel et le récit encadrant. Le deuxième procédé, énonciatif, est précisé très clairement dans la correspondance d’Hetzel avec chaque écrivain : celui-ci doit raconter une histoire à la première personne en se mettant à la place d’un animal. Ce dispositif est même rappelé dans l’avant-propos comme un élément essentiel et novateur dans la littérature animalière : Jusqu’à présent, en effet, dans la fable, dans l’apologue, dans la comédie, l’Homme avait toujours été l’historien et le raconteur. Il s’était toujours chargé de se faire à lui-même la leçon, et ne s’était point effacé complètement sous l’Animal dont il empruntait le personnage. Il était toujours le principal et la Bête l’accessoire et comme la doublure ; c’était l’Homme enfin qui s’occupait de l’animal ; ici c’est l’animal qui s’inquiète de l’homme, qui le juge en se jugeant lui- même. Le point de vue, comme on voit, est changé. Nous avons différé enfin en ceci, que l’Homme ne prend jamais la parole de lui-même, qu’il la reçoit au contraire de l’Animal devenu à son tour le juge, l’historien, le chroniqueur, et si l’on veut, le chef d’emploi10. Chaque scène débute donc par une sorte de pacte animalier : « je suis un habitant de la rue de Rivoli, voletant dans la gouttière d’un illustre écrivain11 » ou encore « je suis une vieille corneille12 », ou encore « Qu’il est glorieux, mais qu’il est pénible d’être en ce monde un Merle exceptionnel ! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m’a décrit. Mais, hélas ! je suis extrêmement rare, et très difficile à trouver13 ». 7 Voir Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, Genève, Droz, 2004. 8 Scènes de la vie privée et publique des animaux, Marescq et compagnie, 1852, 1. Nous nous permettons de renvoyer à l’édition de 1852 puisque le texte ne diffère pas de l’édition de 1842. 9 « Résumé parlementaire », p. 7. 10 « Résumé parlementaire », p. 7. 11 « Résumé parlementaire », p. 7. 12 « Résumé parlementaire », p. 7. 13 « Résumé parlementaire », p. 7. 4 La troisième règle est d’enclencher un processus satirique. Le volume porte significativement comme sous-titre « Études de mœurs contemporaines ». L’animal est un médium qui permet en fait de décrire les travers de la société avec une optique morale et surtout sociale. L’avant-propos précise ainsi : « Nous avons choisi cette forme plutôt que toute autre parce qu’elle nous permettait d’être franc sans être brutal, et de n’avoir affaire aux personnes ni aux faits directement, mais bien aux caractères seulement et aux types, si l’on veut bien nous permettre ce mot si fort en faveur de nos jours »14. Il n’est qu’à lire la première scène « Histoire d’un lièvre » pour sentir l’acidité de la satire politique, digne du Charivari d’ailleurs cité dans le texte comme source essentielle des Scènes. En témoigne ce dialogue entre un petit lièvre et son père témoin de la révolution de juillet : Papa, dit ici le petit lièvre, qui s’était glissé derrière son grand-père et qui résolu à obtenir une réponse se mit à crier de toutes ses forces : papa, tu dis toujours le roi et aussi les ministres. Qu’est-ce que cela veut donc dire : le roi et les ministres ? Le roi, cela vaut-il encore mieux que les ministres ? Tais-toi, petit, répondit le vieux lièvre, dont ce dernier de ses enfants était le benjamin ; le roi, cela ne te regarde pas, cela ne regarde personne : on ne sait pas bien encore si c’est quelqu’un ou quelque chose, on n’est pas d’accord là-dessus. Quant aux ministres, ce sont des messieurs qui font perdre leur place aux autres, en attendant de perdre la leur. Es-tu content ?15 Ce triple dispositif est mis en place a priori. On en trouve trace dans les correspondances qui prouvent que les Scènes de la vie privée et publique des animaux constituent une œuvre fortement contrainte. Outre cette contrainte du dispositif, l’ensemble est également unifié par un récit encadrant pris en charge par Stahl qui intervient ainsi à titre d’archi-auteur à toutes les bornes matérielles de l’entreprise en deux volumes. Plus encore que Curmer avec Les Français, l’éditeur contrôle tout le processus scénographique du volume. Le montre précisément son dédoublement entre Hetzel et Stahl, dédoublement éditeur/auteur qu’Hetzel inaugure ici, secrètement semble-t-il, et qui perdurera tout au long de sa vie. Dans le récit introductif, Stahl raconte comment les animaux du Jardin des plantes se sont constitués en assemblée délibérative pour secouer le joug de l’homme et décident finalement la publication d’une Histoire populaire, nationale et illustrée des animaux. Dans le second prologue, en tête du deuxième volume, une nouvelle révolution intervient conduite par des animaux rebelles, révolution sans effet puisque, malgré le changement de régime, la série continue selon le même schéma. L’épilogue conclut à un retour à l’état premier (les animaux sont réintégrés dans leur cage) mais avec un changement notoire, les écrivains-auteurs des Scènes de la vie privée étant également mis en cage (ill. 1). Ce récit encadrant se retrouve à l’intérieur même des scènes sous forme de rappel et puis surtout grâce à un lieu reparaissant, le jardin des plantes. Le motif du jardin des plantes, motif structurant de la série – soit les animaux y passent comme la girafe de Nodier, soit ils y aspirent comme l’âne de Balzac –, favorise le face-à-face homme/animal. Dans le même espace, le zoo fait une synthèse du monde naturel et met en scène un échantillonnage de la société française contemporaine. On y vient en famille pour admirer l’ours Martin, le gorille Jack ou la girafe. Cette mise en scène récurrente du jardin des plantes emblématise dans une certaine mesure le fonctionnement du livre : 14 « Avant-propos », p. 2. 15 P. J. Stahl, « Histoire d’un lièvre », p. 18. 5 deux mondes parallèles, le monde humain et le monde animal, en vis-à-vis, qui s’interpénètrent rarement mais qui fonctionnent en miroir. Le principe du livre est d’ailleurs globalement de retourner ou de doubler le fonctionnement zoologique, puisqu’à l’intérieur du récit, l’observateur de l’homme est l’animal. Plus que le terme de littérature panoramique, il faudrait peut-être adopter le terme de littérature zoologique. Ce récit encadrant permet d’asseoir l’autorité de Hetzel, par l’intermédiaire de la figure de Stahl, sur l’ensemble du dispositif. Son autorité n’est plus seulement externe, prescriptive mais elle est aussi interne, suggestive. 2. À l’usage, ce dispositif très serré s’avère cependant à de multiples égards, débordé dans sa mise en œuvre. Ce débordement offre sans doute pluralité de sens à l’ouvrage, participe de sa réussite et en même temps il révèle de nouvelles correspondances entre l’humanité et l’animalité. Entre monstres et métamorphoses L’apport de l’illustration, souligné par Balzac comme cause du succès du livre, est patent et déborde largement le dispositif mis en place par Hetzel. Grandville rend visible, et ce faisant radicalise, deux postulats du livre qui ne se recouvrent pas tout à fait : l’indistinction homme-animal (êtres monstrueux) et la nature animale de l’homme (métamorphoses). Le premier postulat figuré par Grandville établit que la différence entre un homme et un animal n’est finalement pas bien grande. Pour construire ses illustrations d’animaux, Grandville s’appuie beaucoup sur les gravures publiées dans les traités de physiognomonie de Lavater (ill. 2). La gradation graphique qui lie une tête de grenouille (n°1) au faciès humain (n°24) suit différentes étapes dont les n°10 et 12 sont les moments clés. Lavater révèle en effet que le n°10 a quelque chose de plus déterminé dans le contour des lèvres ; c’est ici que commence le premier degré de la non animalité. Avec la douzième figure, on trouve le premier échelon de l’humanité. Significativement les visages des animaux des Scènes paraissent souvent s’amuser avec ce moment transitoire ; lui aussi inqualifiable, sinon figurable, sorte de « juste-milieu » dans le procès d’humanisation faciale, lieu de jonction de l’animal et de l’homme. Des personnages inquiétants entre l’homme et l’animal, apparaissent dans l’illustration alors que les textes ne mettent jamais en scène de tels monstres hybrides (ill. 3). Ces animaux à demi- humanisés, avec des mains par exemple ou dissymétriques, apportent une inquiétude supplémentaire au texte en créant de véritables monstres dont on ne sait s’il s’agit hommes animalisés ou d’animaux humanisés. L’illustration, dans ce cas, vaut processus. Grandville rend compte ironiquement de cette inquiétude dans une lettre adressée à Hetzel : Mon cher monsieur Hetzel Celui de ces deux messieurs qui a parié que la vignette du mendiant est un chien a gagné mais… Celui qui a soutenu que le mendiant est un homme n’a pas perdu. Car ce type est chien et homme tout ensemble et je ne voudrais pas que l’on put dire qu’il est plutôt l’un que l’autre16. 16 Département des manuscrits, NAF 16954. Document 195. 6 Le deuxième postulat du livre figuré et radicalisé par Grandville est la nature animale de l’homme. Grandville joue la carte de l’illustration comme un autre du texte notamment dans son choix d’animaliser dans l’illustration quasiment tous les humains mis en scène par le livre. Là où le texte s’en tient le plus souvent à présenter l’animal comme un miroir de l’homme, le dessin va plus loin en transformant la comédie humaine en comédie animale. Par exemple lorsque le texte dit que le lièvre a rencontré en l’employé son alter ego, l’illustration radicalise l’énoncé et montre une image de lièvre pour représenter l’employé. Ici l’illustration vaut métamorphose. L’illustration donc, tout en respectant le dispositif éditorial, place sur le même plan des animaux et des humains animalisés sans les différencier. Si certaines illustrations ne font que faire apparaître des possibles du texte, d’autres sont de véritables ajouts de sens comme cette illustration d’Arabelle, la maîtresse de la chatte anglaise, en jeune chienne. Très clairement se pose alors la hiérarchie de l’illustration par rapport au texte. Dans un sens la charte est débordée. L’autorité est remise en question à la fois par ce travail sur le continuum qui n’est pas si explicite dans les scènes qui soit absentent les humains soit font de l’humanité un monde juxtaposé à l’animalité mais aussi par ce choix d’animaliser les humains. Tous ces choix illustratifs radicalisent l’interprétation à faire de ces scènes et engagent Grandville personnellement. Pluralité des correspondances Dans le texte, un animal peut correspondre à un type, un caractère (c’est le principe satirique établi dans le dispositif) mais d’autres types de correspondances viennent doubler ce principe premier. L’animal peut aussi renvoyer à une personnalité connue (c’est le récit à clé) et enfin à un auteur des Scènes (c’est la spécificité du recueil). Le dispositif satirique fonctionne principalement sur la mécanique du reflet ou de la correspondance. Chaque humain aurait son totem animal. On trouve donc deux types de scènes : des scènes uniquement animalières où la comparaison est implicite, in absentia ; des scènes où le monde humain et le monde animal se reflètent réciproquement sans que vraiment l’un et l’autre n’entrent en interférence, les échanges langagiers entre humains et animaux étant très peu nombreux. Dans beaucoup de ses dernières scènes, l’animal se trouve confronté à un homme de son espèce et s’explicite parfois de manière particulièrement voyante l’effet-miroir, comme le montre la rencontre du crocodile et son propriétaire : Un soir d’été, après boire, mon possesseur vint me rendre visite avec une société nombreuse ; les uns me trouvèrent une heureuse physionomie ; les autres prétendirent que j’étais fort laid ; tous que j’avais un faux air de ressemblance avec leur ami17. Ces correspondances entre homme et animal se fondent sur des héritages divers amalgamés. Appuyées sur des stéréotypes, des clichés, la tradition fabuliste et proverbiale, des jeux lexicaux, certaines projections s’imposent collectivement : le coq comme militaire, l’employé comme lièvre, le propriétaire comme vautour, le journaliste comme perroquet ou comme canard… Tout un legs moderne et récent venant de la caricature vient croiser l’héritage de la fable. La satire sociale se feuillette avec une satire morale, du type au caractère. Les contemporains décryptent d’ailleurs parfaitement cette 17 Emile de la Bédollière, « Mémoires d’un crocodile », p. 23. 7 correspondance établie entre types et animaux. Les auteurs des Scènes de la vie privée et publique des animaux ont voulu nous peindre les vices, les mœurs, les préjugés de la société au milieu de laquelle nous vivons : sous le masque de l’animal, on aperçoit facilement l’homme ; on reconnaît à ne pas s’y tromper ses instincts et toutes ses passions bonnes ou mauvais ; chaque histoire de ce livre est une leçon et un enseignement utile. […] Cet ouvrage est un miroir fidèle mais peu flatteur, où chacun de nous peut se regarder et se reconnaître. Par leur forme ces récits tiennent plus du roman satirique que de la fable18. Mais cette correspondance satirique commandée par le dispositif est doublée par d’autres phénomènes de miroirs qui viennent brouiller ce mécanisme analogique principal. Il apparaît en effet, rapidement aux contemporains que les scènes sont aussi un ouvrage à clé et qu’un certain nombre de ressemblances peuvent être recherchées avec les personnalités contemporaines. Hetzel, sous la forme du déni, l’admettra sous le Second Empire dans une lettre à Villemot : Le succès des animaux est inépuisable, il est de tous les temps. Quand le livre a paru, chacun reconnaissait son voisin, supposait des portraits où il n’y avait que des types éternels. On venait demander M. Bugeaud, M. Thiers, Lamartine, des femmes du monde, Mme de la Riboisière, reconnues par leurs bonnes amies dans l’histoire d’une vieille corneille trop sensible. On a fait et publié la clef des animaux19. La clé peut fonctionner au niveau textuel. Tout animal domestique est susceptible de renvoyer un miroir avec son maître. Ainsi évoquer les lévriers de Lamartine équivaut dans l’univers animalocrypté des Scènes à comparer Lamartine à un lévrier. Ailleurs Chateaubriand est assimilé à un lièvre20. Mais la charge est aussi souvent faite par l’illustration. Hugo est ainsi portraituré en chien et Dumas en lion (ill. 4). Grandville fait son autoportrait en porc-épic. Plus largement dans beaucoup de scènes, le choix de l’animal fait par certains écrivains paraît fondé sur une forme d’identification favorisée par la narration à la première personne. Hetzel, en proposant ses listes aux écrivains, les encourage d’ailleurs à choisir par effet d’identification. C’est donc parfois en envisageant leur propre nature d’animal que certains écrivains s’autochargent comme Janin en chien feuilletoniste ou Musset en poète merle blanc : « En un mot, je serai un parfait Merle blanc, un véritable écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié mais complètement grognon et insupportable21 ». La critique ne s’y trompe pas qui traite souvent les écrivains d’animaux. Une amusante lettre de Louis Viardot à Hetzel s’indignant de la disparition de la fin de son texte au moment de l’impression joue à animaliser à la fois son texte et lui-même. Voici vos épreuves, mon cher Monsieur Hetzel, revues et corrigées. Seulement on a oublié d’imprimer une petite queue, ajouté après coup et qui doit réunir la fin au commencement, en indiquant quel est le conteur de l’aventure. Vous voulez que ce soit un animal, et tout animal que je puisse être, encore en faut-il un dont le nom se trouve dans Buffon. Tâchez de retrouver cette queue, qui ferait réellement défaut si elle était perdue22. L’animalisation finit donc aussi par atteindre les écrivains qui, pour beaucoup, participent assez volontiers de ce grand carnaval animalier. On voit donc combien le 18 L’Artiste, 1842, t. I, p. 282. 19 Lettre citée dans Histoire d’un éditeur et de ses auteurs, P-J Hetzel (Stahl), édition Albin Michel, p. 25. 20 « Histoire d’un lièvre », p. 21. 21 « Histoire d’un merle blanc », p. 211. 22 NAF, Archives Hetzel, dossier Louis Viardot, lettre 424. 8 dispositif premier du livre par ces ambiguïtés qu’Hetzel encourage tout en feignant de les nier farouchement est considérablement complexifié par des phénomènes animaliers parasites. Mettre les écrivains en cage : le rêve de l’éditeur Cette animalisation des écrivains permet d’activer le paradigme zoologique d’une nouvelle manière. Certes, à l’intérieur de la diégèse, les animaux observent des humains et par ailleurs le lecteur est invité à analyser des animaux mais il est aussi incité à regarder ses écrivains préférés en animaux. Cette mécanique zoologique qui met en cage les écrivains est parfaitement explicitée à la fin du livre dans le dernier chapitre qui raconte l’enfermement des écrivains des Scènes au Jardin des plantes. Nous, préfet de police, etc, etc ; Attendu qu’il a été démontré que les sieurs …. (suivent les noms au nombre de onze) n’ont pas rougi de faire cause commune avec les Bêtes, d’emprunter leurs idées, leur langage et parfois leur esprit ; Attendu qu’il n’a pas tenu à eux, par conséquent que la société humaine ne fut bouleversée jusque dans ses fondements. Ordonnons que les susnommés seront, dès demain, puni par où ils ont pêché, c’est-à-dire traités en bêtes (tant pis pour eux !) transportés au Jardin des Plantes et incarcérés, chacun dans une des cages de la ménagerie au lieu et place des animaux dont ils se sont fait les interprètes et les avocats. […] « Onze nouveaux animaux, dont l’espèce n’a encore été décrite par aucun naturaliste, mais auxquels on s’accorde assez généralement à donner le nom de Littérateurs, ont été substitués, dans les cages et cabanes du Jardin des Plantes, aux Lions, aux Ours, aux Tigres, aux Panthères et aux Ânes, lesquels ayant cessé d’exciter la curiosité publique, ont été admis à faire valoir leurs droits à la retraite. Le Jardin des Plantes présente un aspect inaccoutumé. Les vétérans ont peine à contenir la foule. Parmi les curieux, on a remarqué les anciens pensionnaires du Jardin, et ceux des animaux de la province et de l’étranger qui ont pu se soustraire à leurs travaux quotidiens.23 Ce récit-cadre de Stahl/Hetzel qui aboutit à l’enfermement et à l’animalisation des écrivains éclaire un des enjeux cachés de cette littérature zoologique. Il s’agit sous forme d’une fiction de mettre en scène un fantasme éditorial qui devient un fantasme auctorial dans la métamorphose d’Hetzel en Stahl (qui rime avec animal) : la mise en cage des écrivains. On pourrait d’ailleurs s’amuser à lire l’ensemble des scènes de la vie privée comme un métatexte sur sa propre confection et sur les conflits d’intérêts et d’autorité qui marquent son histoire. Ainsi, le récit-cadre par exemple renvoie constamment au statut de l’auteur et à sa légitimité : Quelques-uns de ces Animaux qui veulent se rendre compte de tout, qui fouillent partout, qui trouvent tout mal, ne pouvant nier que Monseigneur le Renard soit rédacteur en chef, se demandent par qui il a été nommé ; Eh ! mon Dieu, que vous importe, pourvu qu’il l’ait été ? On se nomme soi-même, et on n’en est pas moins nommé pour cela24. Le paradigme révolutionnaire, si cher à Stahl dans le récit-cadre, montre bien chez lui le souci constant de renverser les autorités, les auctorités même, de mettre en cage les 23 P. J. Stahl, « Dernier chapitre », p. 213. 24 P. J. Stahl , « Encore une révolution », p. 120. 9 écrivains pour prendre leur place. La prise de pouvoir des animaux sur les humains renvoie de manière fantasmée au renversement des hiérarchies auteur-éditeur. Pour parler de la révolution animalière, Stahl précise : « C’est d’une révolution littéraire qu’il s’agit25 ». 3. Dans ce contexte de rêve d’une totale emprise de l’éditeur sur ses auteurs, de renversement des hiérarchies, on peut maintenant apprécier combien la relation Balzac- Hetzel est évidemment nodale dans les Scènes de la vie privée et publique des animaux. Si Stahl est l’archi auteur, Balzac pourrait bien être le supraauteur. Au premier abord, les Scènes de la vie privée et publique des animaux apparaissent comme un ouvrage dédié à Balzac peut-être parce que le premier, il a su mettre en scène des hommes animalisés. Les articles de Stahl/ Hetzel abondent en références à Balzac. Le titre de la première scène, « Histoire d’un lièvre, sa vie privée, publique et politique, à la ville et à la campagne » renvoie évidemment de manière explicite aux études de moeurs. Ailleurs, dans « Les Aventures d’un papillon », Stahl fait lire à une jeune demoiselle la Physiologie du mariage. Dans le second prologue, il met en scène sa complicité avec Balzac en réutilisant les animaux créés par ce dernier dans le premier volume : Léo, Brisquet, Friquet et en les mettant lui-même en scène. Car cet hommage à Balzac s’accompagne de fait d’une véritable réécriture. Hetzel qui ne cessera tout au long de sa carrière de corriger ses auteurs jusqu’à trouver en Jules Verne une proie consentante et enthousiaste débute ici avec une réécriture des articles balzaciens. Il le fait de plusieurs manières et en utilisant plusieurs subterfuges. D’abord masqué sous la plume de Stahl, il réécrit certains articles de Balzac comme en témoigne la correspondance. Ainsi dans cette lettre d’Hetzel sur le Lion de Balzac, on remarque comment Hetzel tente de dissimuler qui a changé le texte. Ma foi, mon cher Balzac, je viens de relire le Lion. Je l’ai fait lire à dix personnes, tout le monde l’a trouvé très bien, et je suis de l’avis de tout le monde. Dites moi maintenant que vous le préfériez tel qu’il était sorti de votre cerveau, je le trouverai très juste et très naturel, je le trouverai peut-être vrai par dessus le marché. Mais pour le trou qu’il doit boucher, je l’aime mieux revu corrigé et selon vous abîmé. Il vient d’être corrigé encore un peu. Reverrez-vous une épreuve, le signerez-vous ? Je ne veux pas que vous fassiez rien qui puisse vous être désagréable. Ainsi je vous en prie ne vous gênez pas. Ce qu’il fallait faire, c’était de garder le plus possible en changeant le moins possible et cela a été fait. Il n’y pas deux lignes qui ne soient de vous. Si l’article a changé, c’est de dénouement seulement et à peu de frais26. La réponse de Balzac montre qu’en 1841 il semble croire encore à l’existence de Stahl ou plus vraisemblablement il accepte de feindre de le croire : Mon cher Hetzel Tout ce que vous ferez pour cet article du Lion sera bien fait. J’ai la plus grande confiance dans M. Stahl et il ne fallait pas m’écrire quatre pages de précautions oratoires. Seulement envoyez-moi l’épreuve quand tout sera arrangé, que j’y mette la dernière façon, afin que M. Stahl ne prenne pas plus de peine qu’il ne faut27. La revendication d’autorité de Hetzel apparaît également dans sa tentative d’écrire 25 Ibid., p. 111. 26 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Balzac (12 septembre 1841), Cor., IV, 305. 27 Lettre de Balzac à Pierre-Jules Hetzel (12 septembre 1841), ibid., 307. 10

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Un massif s'élève, aux marges de La Comédie humaine, auquel Balzac a par cinq fois apporté sa satire de la sociabilité parisienne. Au discrédit
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