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Bakounine critique de Rousseau IN PDF

16 Pages·1985·1.133 MB·French
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Dix-huitième Siècle Bakounine critique de Rousseau Tanguy L'Aminot Abstract Tanguy L'aminot : Bakunin as a critic of Rousseau. The Right has traditionally accused J. J. Rousseau of being the spiritual father of anarchism ; Maurice Barres even said, in 1912, that he had inspired Jules Bonnot and his gang. However, no attention has hitherto been paid to Michael Bakunin's judgment of Rousseau, although he devoted part of his book Federa¬ lism, Socialism, Antitheologism (1867) to a refutation of Rousseau's theory of the origin of society and the social contract. When closely examined, Bakunin's criticism can be seen to be directed against what he called ' Rousseau's school ' — that is, the liberal tradition which emerged from the French Revolution — rather than the works of the Genevan philosopher. Citer ce document / Cite this document : L'Aminot Tanguy. Bakounine critique de Rousseau. In: Dix-huitième Siècle, n°17, 1985. Le protestantisme français en France. pp. 351-365; doi : https://doi.org/10.3406/dhs.1985.1562 https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1985_num_17_1_1562 Fichier pdf généré le 16/05/2018 BAKOUNINE, CRITIQUE DE ROUSSEAU Une des méthodes favorites de la critique réactionnaire pour déni¬ grer J.-J. Rousseau a toujours été de le traiter d'anarchiste. Lors du bicentenaire de la naissance du philosophe (1912), il n'est prati¬ quement pas de jours où cette injure n'apparaisse dans les titres ou les colonnes de l'Action française, sous la plume de Léon Daudet, Maurras ou Léon de Montesquiou, pour désigner à la vin¬ dicte des militants royalistes celui qui a interrompu la tradition fran¬ çaise et semé tous les germes du désordre démocratique. Les Came¬ lots du Roy placardent alors sur les murs du Quartier Latin une affiche, dont le titre : «Le Métèque Rousseau. Bonnot, Garnier et Flachon au Panthéon » était comme une suite du discours de Bar¬ rés, le 1 1 juin, à la Chambre. L'auteur des Déracinés avait dénoncé ce jour-là l'influence de Rousseau sur les doctrines anarchistes de Jean Grave et de Kropotkine et la responsabilité de ceux-ci dans les actes criminels commis par la bande à Bonnot, établissant ainsi un lien entre ces « illégalistes » et le Citoyen de Genève 1 . Si un tel rapprochement entre les « bandits tragiques » et Rous¬ seau s'avérait absurde et si Grave affirmait dans Les Temps nou¬ veaux son indifférence pour le penseur genevois, il n'en était pas moins vrai que Kropotkine avait rendu hommage à Rousseau dans ses écrits, en en faisant un communiste à sa manière2. La presse anarchiste et anarcho-syndicaliste de 1912 se montre également très favorable à Rousseau, le défendant contre les attaques royalistes et contre l'hommage hypocrite du gouvernement radical. Des revues comme L'Idée libre d'André Lorulot ou La Vie naturelle d'Henri Zisly témoignent même de la sympathie envers Jean-Jacques devenu cette fois un «individualiste libertaire»3. Un tel foisonnement de points de vue s'explique, comme l'a très bien montré J. Starobinski, par le fait que Rousseau en dit trop et trop peu à la fois, et que son œuvre «joue sur un nombre consi¬ dérable de registres ». Il existe « quelque chose de plus » que ce qu'il dit dans chacun de ses écrits, qui permet à chacun de ses lecteurs de le prolonger dans le sens qu'il désire ou de le refuser passionnément. DIX-HUITIÈME SIÈCLE , 17 (1985) 352 TANGUY L 'AMINOT Toujours est-il que la droite ne renoncera pas à son accusation jusqu'à la seconde guerre mondiale. C.-A. Fusil et Paul Carton prendront le relais de J. Lemaître et de P. Lasserre. Rousseau sera toujours «le grand pontife de l'anarchie» en même temps que le père de la Terreur, de l'État centralisateur jacobin et du capita¬ lisme. La droite a trouvé chez Proudhon les fondements de cette critique, et elle ne veut retenir du philosophe bisontin que la théo¬ rie fédéraliste et la condamnation du système démocratique, oubliant résolument qu'il s'était défini lui-même comme anarchiste dans Qu 'est-ce que la propriété ? Il est d'ailleurs paradoxal que les deux principaux philosophes dont se réclament les anarchistes, Proudhon et Bakounine, aient violemment attaqué le Citoyen de Genève. La critique du premier- a fait l'objet d'une étude de Silvia Rota Ghibaudi4, mais celle du second a été pratiquement ignorée ou passée sous silence. Par Bar¬ rés d'abord, qui connaissait l'œuvre de Bakounine et qui en parle dans deux articles (Le Journal du 7 et 14 décembre 1894) repris dix ans plus tard dans De Hegel aux cantines du Nord, mais seule¬ ment pour montrer la filiation qui rattache l'auteur de Dieu et l'État à Hegel. Il allait de soi qu'on n'allait pas montrer aux lecteurs réac¬ tionnaires tout ce qui séparait le principal théoricien de l'anarchie et Rousseau. Il était plus habile au contraire d'amalgamer Bakou¬ nine et Jean-Jacques, comme le fait Léon Daudet dans ce résumé tout à fait partial de leurs idées : C'est pourquoi tous les révolutionnaires se disent amis des nouveautés ou des idées avancées. Prenez-les tous, de Rousseau à Stirner, à Tolstoï, à Bakounine, à Karl Marx, et vous verrez que leurs idées avancées se ramè¬ nent à cinq ou six principes faux, tels que la marche indiscontinue de la connaissance, la prééminence naturelle du droit sur la force, le dogme de la science toujours bienfaisante, le dogme de la sagesse innée de la souve¬ raineté populaire. Ces principes, dont la sottise n'est plus à démontrer pour chacun d'eux, s'agglomèrent en une sorte de code moral, propagé par l'imprimé et dont les inévitables ravages — parce qu'ils sont partout contre¬ carrés par les réalités — mènent à la décomposition des nations5. La droite avait d'ailleurs bien plus à gagner en associant Rous¬ seau et Bakounine et en se contentant de la seule critique antirous- seauiste de Proudhon. D'une part, elle faisait ainsi de Jean-Jacques le chantre de la destruction, et d'autre part, de sa pensée, l' avant- garde des doctrines slaves et asiates chargées de bouleverser l'Occi¬ dent chrétien. Il ne faut pas oublier, en effet, que, pour Maurras, Rousseau «a mordu dans des âmes poméraniennes et scythi- ques»6. En 1927, Henri Massis tracera un portrait du Russe qui n'est pas sans rappeler celui qu'un Lemaître ou un Fusil firent de Rousseau : le Russe est sans attache et sans tradition, il est per- BAKOUNINE ET ROUSSEAU 353 méable à toutes les nouveautés et il en est si ébranlé qu'elles ne se résolvent chez lui qu'en instinct de destruction. Et de faire appel comme Maurras à la « loi du rempart » pour défendre l'Occident contre le bolchevisme et contre « ce rousseauisme qui en appelle mauo nvdieeu»x7 . fond des instincts insoumis pour les déchaîner sur le Étudier la critique que fait Bakounine de l'auteur du Contrat social, c'est montrer tout ce qui sépare Rousseau de l'anarchie, mais c'est aussi mettre à jour le fossé qui existe entre la Cité rousseauiste et les représentations bourgeoises de l'État auxquelles s'en prend «l'Ours de Berne». Rousseau est à la croisée des chemins : il ne prend pas la route de l'anarchisme et il tourne le dos à celle des Républiques d'inspiration jacobine. Son œuvre désigne encore aujourd'hui une voie nouvelle où les hommes peuvent s'engager. Comme beaucoup de ses compatriotes, Bakounine ne manqua pas dans sa jeunesse de s'enthousiasmer pour le Citoyen de Genève. En 1843, à 29 ans, il habite chez les Pescantini, sur les bords du lac Léman, et l'objet de son étude est alors la Révolution française. « Jean-Jacques lui est familier depuis longtemps », écrit l'un de ses biographes, « il lui rappelle son enfance tout empreinte des idées de l'Émile qui avaient contribué à former l'esprit de son père. Main¬ tlae nnaonbtl eils sees tr duess en,o umvaeias ué psroius sd lee lc'ihdaéraml es odcuia lpishtiel,o sBoapkhoeu»n8i.n Ies sauv adite renoncé à 21 ans à une carrière d'officier pour émigrer et fréquen¬ ter les mileux hégéliens de Berlin. Dans cette ville il fit la connais¬ sance du démocrate allemand Arnold Ruge, disciple de Hegel ; c'est à lui qu'il écrit, en mai 1843, de l'Ile de Saint-Pierre, une lettre où il fait l'éloge de Rousseau, afin d'essayer de vaincre le découra¬ gement dont lui a fait part son correspondant : Je vous écris cette lettre de l'île de Rousseau, dans le lac de Bienne. Vous le savez, je ne me nourris pas d'illusions et de mots ; mais je suis ému jusqu'au plus profond de mon être à l'idée que c'est précisément ici que j'ai été conduit en ce jour où je vous écris sur un tel sujet. Oh ! j'en suis sûr, ma foi en la victoire de l'humanité sur les prêtres et les tyrans, c'est la même foi que le grand exilé versait dans des milliers de cœurs et avait emporté avec lui dans cette retraite. Rousseau et Voltaire, ces immortels génies, connaissent une renaissance : ils célèbrent leur résurrection dans les cerveaux les plus doués de la nation allemande9. Cette lettre indique non seulement quelle est l'opinion de Bakou¬ nine sur Rousseau en 1843, mais elle marque une étape dans son évolution philosophique. En 1838, Bakounine avait écrit une intro¬ duction aux Discours académiques de Hegel et n'avait montré alors que du mépris pour les « philosophications empiriques» de Vol- 354 TANGUY L 'AMINOT taire et de Rousseau. Le 18e siècle lui apparaissait comme le siècle de la décrépitude de la pensée. En fait, Bakounine tirait de Hegel «les directives d'une politique conformiste et conservatrice», s'opposant violemment au matérialisme et à Schiller, accusé de s'être révolté contre l'ordre public. En cinq ans donc, Bakounine est passé de Phégélianisme conservateur à l'hégélianisme de gau¬ che, et le voici à l'école de la France révolutionnaire. La Révolution française lui apparaîtra plus tard, en 1873, comme supérieure à celle de 1830, qui a donné naissance en Allemagne à un foisonnement d'idées nourries de Hegel. Bakounine reprochera en effet à l'hégélianisme d'avoir été une philosophie idéaliste, « le couronnement de ce monde fondé sur un idéal supérieur » 10, qui a permis aux adeptes du philosophe allemand d'exécuter docile¬ ment les mesures très peu humanistes et très peu libérales prises par leurs gouvernements. L'hégélianisme apparaît à Bakounine comme une doctrine beaucoup plus complète et plus profonde que celle de Voltaire ou de Rousseau, mais ceux-ci eurent une influence positive et pratique sur l'évolution de la Révolution française. Les hégéliens, au contraire, affirme Bakounine dans Étatisme et Anar¬ cshe ine,o ufrurrite ndte dleeus r« pmenétsaépe hgyasridceie nsosn » ,c aerta lcat èlritet éarbastturraeit aeltl epmananthdéei sqtuei. Dans ce texte où il condamne la philosophie de Hegel, Bakou¬ nine évoque aussi Rousseau pour l'associer à Robespierre, qui est considéré comme son «adepte le plus fanatique». Le philosophe russe soutiendra ce thème dans la plupart de ses écrits. Certes, il range parfois Rousseau à côté de Morelly ou de Brissot comme étant l'un de ces « grands esprits » qu'a hantés l'idée d'égalité et de soli¬ darité (Lehning, VI, 350), mais cela est rare. L'échec des révolu¬ tions de 1830 et de 1848, de la Commune ensuite, a confirmé Bakou¬ nine dans son idée que les grands soulèvements populaires ont tou¬ jours été détournés pour le profit de la classe possédante et de quel¬ ques meneurs plus habiles. Pour lui, la Révolution de 1789 n'a été qu'une révolution politique qui a proclamé les droits de chacun d'être libre, mais qui n'a pas donné au plus grand nombre les moyens de réaliser cette liberté. Or, «le droit à la liberté, sans les moyens de la réaliser, n'est qu'un fantôme» (ibid., VII, 226). L'ac¬ tion de Bakounine va donc consister à faire prendre conscience aux ouvriers socialistes, élevés dans les traditions politiques des Jaco¬ bins, que tout État est mauvais et que tous les hommes politiques, qclleaeu uedbxleol esdup erqo gulteaieo s rmisésovieieo t,l d uleeat t i lodtanoo c muptsroo ipnlneuaesrl acq«ihuraie'emi.l, s iS sei d llldéeafu eR anp édiveneuonslpttula,te lil s»oéo nnqà tu f sirl aae vnuperçulsaa liceseenen tnac eedfmléoutniirs du deiertet BAKOUNINE ET ROUSSEAU 355 son bonheur sur la religion et l'éducation comme Mazzini, ou sur le socialisme autoritaire comme Marx, ne sont que des partisans de l'État le plus absolu, qui ne peuvent admettre que les ouvriers s'organisent eux-mêmes. « Mazzini et Marx, si différents sous tous les autres rapports, [...] sont poussés par une même ambition : l'am¬ bition politique, religieuse chez l'un, scientifique et doctrinaire chez l'autre ; le besoin de gouverner, d'éduquer et d'organiser les mas¬ sMesa ràx l.e uDr' oidùé seo»n, éaccrtiito nB aakuo usneiinn ed ed la'nAsl lsieasn Rcea pinpoterrtns apteirosnoanlen edless atvrae¬c vailleurs et son opposition à toute forme d'État, qu'elle prenne l'as¬ p«vrelce'Ot d uedr 'suJ n.d-eeJ . BRReéropnuues b»sl,ei aqlu'ué teea tto isusom nde ' mumnooedd èedlreinc teda atpnursre enl dad spuae rpssorouonrlnécteea rddiaean tsR. olP'bœoeuus¬¬r pierre, ces « deux hommes fatals » qui ont poursuivi sur le plan laïc l'œuvre de réaction de l'Église. Et Bakounine de s'en prendre donc violemment à Rousseau dans L'Empire knouto-germanique : Le premier représente le vrai type de l'étroitesse et de la mesquinerie ombrageuse, de l'exaltation sans autre objet que sa propre personne, de l'enthousiasme à froid et de l'hypocrisie à la fois sentimentale et implaca¬ ble, du mensonge forcé de l'idéalisme moderne. On peut le considérer comme le vrai créateur de la moderne réaction. En apparence l'écrivain le plus démocratique du 18e siècle, il couve en lui le despotisme impitoya¬ ble de l'homme d'État. Il fut le prophète de l'État doctrinaire, comme tRdreoes b [ed.s.é.pi]si etJre.sr-.Je ,. E sRto oncu 'edsssitge naaueu eitnn vofmeidnè tldae e dl'Êils'tÊcrtiper lees ,us puesrpsêramêymea, e d le'ee tn D dideee uvl aea nbvisretr rlteau i gt hreaytn pdsot céprrriiêtl¬ee commandée par l'Être suprême, que Robespierre guillotina les hébertistes d'abord, ensuite le génie même de la Révolution, Danton, dans la personne duquel il assassina la République, prépara ainsi le triomphe, devenu dès lors nécessaire, de la dictature de Bonaparte Ier. Après ce grand triomphe, la réaction idéaliste chercha et trouva des serviteurs moins fanatiques, moins terribles, mesurés, à la taille considérablement amoindrie de la bourgeoi¬ sie de notre siècle11. Bakounine a lu la violente diatribe de Proudhon contre Rous¬ seau dans l'Idée générale de la révolution au 19e siècle (1851) ; il a trouvé chez cet auteur l'idée que les révolutionnaires de 1789 « fail¬ lirent à leur propre mission » en instituant le principe de la centra¬ lisation, véritable dogme que vénérèrent tous les gouvernements venus à la suite. Dans son livre, Proudhon s'oppose très fortement au système gouvernemental, montrant que tout gouvernement est constitué « pour la défense de la classe riche contre la classe pau¬ vre » (éd. Paris, 1868, p. 41 , 60-65), que tous les États sont les enne¬ mtciooimsn mdduee s ppcehoutepziql eul,ee s.e tmE qnauu efra riRta,so sucihesnseezs aPpurl ueossut dtàah rold'no, r cRigooimnuems sdee eac uch eestzet eBt rcaoeknuovturena liiirnsare¬é, - 356 TANGUY L'AMINOT médiablement associé à Robespierre, aux Jacobins et à toutes les républiques bourgeoises qui se réclamèrent d'eux au 19e siècle. La critique de Bakounine, comme celle de Proudhon, est avant tout une critique du système contractuel, du pacte sur lequel est fondée la société et que soutient, selon lui, « l'école de J.-J. Rous¬ seau et de Robespierre». Cette critique sociologique et économi¬ que sera reprise par toutes les tendances de l'anarchisme, des indi¬ vidualistes aux collectivistes, au 19e et au 20e siècles. Rousseau en sera toujours le fondateur dans leur esprit. Pourtant, le commen¬ taire de Bakounine sur Rousseau diffère de celui de Proudhon, et il n'est pas sans intérêt d'examiner le long développement qu'il lui consacre dans Fédéralisme, socialisme, antithéologisme (1867). Comme son titre l'indique, ce livre est divisé en trois parties, et la critique de Rousseau figure dans la dernière («L' Antithéolo¬ gisme »), qui est la plus importante, encore que l'ouvrage soit ina¬ chevé ou incomplet. Qu'une étude sur l'Etat figure dans un chapi¬ tre consacré à la théologie peut sembler paradoxal, mais pour Bakounine, Dieu et l'Etat ont parties liées. Tous deux procèdent du même ordre et de la même ignorance des peuples. C'est sur l'idée de Dieu qu'on a fondé les lois et institué la propriété, et « l'Etat est en quelque sorte l'Eglise de la civilisation moderne, et les avo¬ cats en sont les prêtres ». Dieu et l'Etat sont des « fantômes » qui ne doivent leur existence qu'à « cette fiction qui s'appelle tantôt l'intérêt collectif, le droit collectif ou la volonté et la liberté collec¬ tives » (Stock, III, 144), pour duper les hommes et les écraser. Pour Bakounine, si Dieu et l'Etat existent, les hommes sont esclaves. Aussi va-t-il s'efforcer de démontrer l'inexistence de Dieu, et par la même occasion, préconiser la destruction de l'Etat dans Fédéra¬ lisme, socialisme, antithéologisme. Pour ce faire, il va retracer, comme Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, la genèse de l'huma¬ nité, de la société et de la religion ; au cours de ce développement historique, il va être amené à attaquer la position de Rousseau sur l'origine des lois et du contrat social. Mais l'optique des deux phi¬ losophes n'est pas du tout la même. Alors que Rousseau envisage de montrer dans le second Discours l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, et, dans Du contrat social, la façon de remédier à cette inégalité en fondant la loi sur la volonté géné¬ rale, Bakounine veut seulement montrer l'absurdité de Dieu et de l'Etat pour en saper l'autorité et en libérer les hommes. Bakounine a connaissance des dernières découvertes de la biolo¬ gie, et son étude est imprégnée par les travaux de Darwin, dont l'Origine des espèces a paru huit ans plus tôt, en 1859. L'homme BAKOUNINE ET ROUSSEAU 357 est donc, selon lui, un cousin du gorille et son histoire diffère quel¬ que peu de celle conçue par Rousseau dans son Discours sur l'iné¬ galité. Ce dernier prenait une position extra-historique en écartant tous les faits, et décrivait l'homme naturel selon son cœur bien plus que d'après les récits de voyage qu'il avait lus : Rousseau peint le sauvage «errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses sem¬ blables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement»12, innocent parce qu'amoral. Au contraire, la peinture de l'homme naturel se confond avec celle de l'homme préhistorique pour Bakounine ; inspiré par les notions de lutte pour l'existence et de sélection naturelle, pui¬ sées chez Darwin, il écrit : Antérieurement à toute civilisation et à toute histoire, à une époque exces¬ sivement reculée et pendant une période de temps qui a pu durer on ne sait combien de milliers d'années, l'homme ne fut rien d'abord qu'une bête sauvage parmi tant d'autres bêtes sauvages — un gorille peut-être ou un parent très proche du gorille. Animal carnivore ou plutôt omnivore, il était sans doute plus féroce, plus cruel que ses cousins des autres espèces. Il faisait une guerre de destruction comme eux, et il travaillait comme eux. Tel fut son état d'innocence préconisé par toutes les religions possibles, l'état idéal tant vanté par Jean-Jacques Rousseau (Stock, III, 288). Cette image de l'homme naturel rejoint celle de Hobbes, mais au lieu d'en déduire, comme ce dernier, la nécessité d'un pouvoir absolu, Bakounine demande au contraire la suppression de tout pouvoir. « Il est dans les hommes un instinct naturel au comman¬ dement», écrit-il, et pour leur éviter de faire le mal, il faut donc leur en ôter la possibilité, c'est-à-dire établir une forme de société où aucun homme ne puisse exercer son autorité sur les autres. Bakounine, dans son interprétation du Contrat social, considère également que les «fondateurs de l'Etat», d'après le système de Rousseau, « ne furent ni plus ni moins que des sauvages, qui, ayant vécu jusque-là dans la plus complète liberté naturelle, devaient igno¬ rer la différence du bien et du mal» (Stock, I, 195-196). Et de se demander ironiquement comment ils ont si vite réussi à distinguer ces deux notions morales, nécessaires à la vie en société. Il faut avoir bien mal lu Rousseau pour croire que, selon lui, l'homme passe directement de l'état de nature à l'état de société : ceux qui sous¬ crivent au pacte social dans la seconde partie du Discours sur l'iné¬ galité et dans Du contrat social ne sont pas des sauvages. Certes, Rousseau définit l'action de passer contrat comme un « passage de l'état de nature à l'état civil» (Contrat social, I, 3), mais ce serait faire du Contrat social une absurdité que de le croire ainsi unique¬ ment destiné aux peuples encore primitifs du 18e siècle. Sans le 358 TANGUY L'AMINOT pacte, il n'y a pas, selon Rousseau, de véritable état civil. Il n'y a qu'une apparence de société, un rassemblement d'hommes qui ne vivent ni selon l'ordre naturel, ni selon l'ordre social, mais dans le désordre établi par la coutume et l'usurpation de quelques-uns. Cette période antérieure au véritable contrat social peut être plus ou moins longue, mais elle aboutit fatalement au despotisme, que Rousseau qualifie de « nouvel état de nature » : « C'est ici que tout se ramène à la seule loi du plus fort, et par conséquent à un nouvel état de nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l'un était l'état de nature dans sa pureté, et que ce der¬ nier est le fruit d'un excès de corruption » (O.C, III, 191). Chacun est alors rendu à lui-même et tend à se conserver par-dessus et même contre tous. Cet instinct de conservation est proche de l'amour de soi de l'homme naturel. L'homme n'a plus d'autre solution alors, s'il ne veut pas périr, que de changer sa manière d'être et de s'as¬ socier à ses semblables. Le moment où les hommes passent contrat a un caractère dramatique, mais c'est parce qu'il y a ce drame qu'il y a l'unanimité : paradoxalement aussi, celle-ci est fondée sur l'égoïsme de chacun. Bakounine ignore cet aspect pathétique du pacte social ou, quand il évoque l'état de guerre qui le précède, c'est pour réduire le contrat à une association de défense des propriétaires et non pas pour décrire l'acte qui institue la société. Il ramène donc la théorie de Rousseau à être celle de la société « fondée par un contrat libre d'hommes antérieurement libres» (Stock, I, 227). Et ces «hom¬ mes antérieurement libres» ne sont dans son esprit que les sauvages : Risible est la conception des individualistes de l'école de Jean-Jacques Rous¬ seau et des mutualistes proudhoniens qui croient que la société résulte d'un libre contrat d'individus absolument indépendants les uns des autres et s'in- tégrant dans des rapports et dans une dépendance réciproque uniquement en vertu de conditions convenues entre eux. Comme si les uns et les autres étaient tombés du ciel en apportant avec eux et la parole, et la volonté, et la pensée, dons naturels et complètement détachés de toute origine ter¬ restre, c'est-à-dire sociale. En effet, si la société était composée d'indivi¬ dus absolument indépendants les uns des autres, ceux-ci n'auraient ni besoin ni la moindre possibilité de s'unir, la société même n'existerait pas, et les individus libres, dans l'impossibilité où ils seraient de vivre et d'agir sur terre, devraient retourner au ciel (Lehning, IV, 338). Bakounine n'admet pas l'image de l'homme naturel donnée dans le second Discours. Parce que Rousseau a décrit le bonheur du sau¬ vage solitaire et peint le mal de la société, il veut croire que l'au¬ teur des Rêveries fut un âsocial, oubliant la peinture idyllique de l'état patriarcal, véritable âge d'or du monde, selon Rousseau. Mais BAKOUNINE ET ROUSSEAU 359 surtout, Bakounine ne tolère pas la conception individualiste de la liberté. Pour lui, la liberté de chacun est liée à celle de tous les autres : «Aucun homme ne peut s'émanciper qu'en émancipant avec lui tous les hommes qui l'entourent. Ma liberté est la liberté de tout le monde, car je ne suis réellement libre, libre non seule¬ ment dans l'idée, mais dans le fait, que lorsque ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation, leur sanction, dans la liberté et dans le droit de tous les hommes, mes égaux » (ibid. , I, 64). Il repro¬ che donc à Rousseau de ne pas avoir compris cela et d'avoir cher¬ ché cette liberté dans les commencements de l'histoire, alors qu'elle ne peut exister qu'à l'état social, dans le monde humain que l'homme a créé par son travail et par sa raison (Stock, 140-141). Car Bakounine a foi dans la science et dans le progrès infini de l'homme, chez qui le besoin de savoir est une nécessité. L'homme n'existe donc que par la société et celle-ci est «le mode naturel d'existence de la collectivité humaine indépendamment de tout contrat» (ibid., 176). Pour Bakounine, l'individualisme est à l'origine de cette lutte de tous contre tous qu'a décrite Rousseau ; parce que chacun se suffit à lui-même, explique-t-il, la liberté de chacun apparaît comme la négation de celle de tous les autres. Rousseau n'a cependant pas dit autre chose : ce sont bien les intérêts divers qui poussent les hom¬ mes à s'entrehaïr et à se combattre, mais pour lui, ces intérêts si opposés ont leur origine dans l'établissement de la propriété, dans l'amour-propre, et dans le fait que les hommes sont forcés de vivre ensemble. C'est bien parce que les sociétés modernes multiplient les contacts et les échanges que les intérêts augmentent et se croi¬ sent sans cesse, et que les hommes sont amenés à se faire tous les maux imaginables : «Tous ces vices n'appartiennent pas tant à l'homme qu'à l'homme mal gouverné» (O.C., II, p. 969). Pour Bakounine, au contraire, le mal réside dans l'instinct naturel de l'individu à commander ; une société qui aurait la solidarité pour principe serait la meilleure de toutes les sociétés. L'état de guerre qui conduit les hommes à s'associer est à l'ori¬ gine du pacte social pour Rousseau et pour Bakounine : mais alors que le contrat est considéré comme un échange et une augmenta¬ tion du pouvoir de l'homme par le premier, le second le considère comme une limitation de la liberté individuelle de chacun : La liberté de l'un est nécessairement solidaire de la liberté de tous, et c'est bien à tort que Jean-Jacques Rousseau et beaucoup de monde après lui ont prétendu que la liberté de tout homme est limitée par celle de tous les autres. De cette manière l'ordre qui s'établit parmi les hommes appa¬ raît comme une sorte de contrat social, par lequel chacun renonce à une

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