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Aux racines du temps PDF

256 Pages·1990·4.311 MB·French
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Titre original : TIME’S ARROW, TIME’S CYCLE Myth and Metaphor in the Discovery of Geological Time Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts © 1987, by the President and Fellows of Harvard College. © 1990, Éditions Grasset & Fasquelle, pour la traduction française. ISBN : 2-253-94247-2 – 2 – Pour Richard Wilson, docteur en médecine et Karen Antman, doc- teur en médecine sine quibus non, dans l’acception la plus directe et la plus littérale de l’expression. – 3 – REMERCIEMENTS Ce livre tire son origine de ces mêmes conflit et interaction de mé- taphores – flèches de l’histoire et cycles d’immanence – qui ont nour- ri la découverte de l’immensité du temps profond. Pour autant que j’aie réussi à véhiculer l’ordre de mes pensées comme il était de mon dessein de le faire, ce qui probablement frappera le lecteur, c’est que ce livre procède d’une démarche unitaire, rationnelle, autrement dit qu’il s’agit là du produit d’une structure immanente reflétée dans la métaphore du cycle temporel. Mais si pareil jugement réfléchit bien la logique de la construction (je l’espère à tout le moins), il risque de donner aussi une image faussée des dispositions psychologiques qui m’ont amené à écrire cet ouvrage, puisque celui-ci est le fruit d’une juxtaposition de segments, de fragments de temps sagittal raboutés les uns aux autres, de moments fugaces et imprévisibles de ma propre contingence historique. Nombre d’événements minimes qui sur l’instant semblent dépourvus de signification prennent dans l’agencement de la structure finale l’importance de maîtres tenons d’assemblage. Faute de pouvoir répertorier dans le détail ces bribes de « continuité historique », je me bornerai ici à en évoquer quel- ques-unes, pêle-mêle… J’avais cinq ans lorsque mon père m’a mené dans un musée pour m’y montrer un Tyrannosaurus… À l’issue d’une conférence que j’avais prononcée, George White, esprit distingué et amateur de livres rares, m’a fait un jour hommage de la Telluris theo- ria sacra de Burnet dans une édition du XVIIe siècle… C’est John Lounsbury qui, lors d’un cours liminaire de géologie à l’Antioch College, m’a rendu pleinement intelligible l’uniformita- risme, par un exemple qui amalgamait différentes notions que jus- que-là j’avais tenues pour distinctes… Et ce sont les écrits de Hume sur la faculté de représentation par induction qui ont clarifié mes – 4 – idées, alors que par le passé je pressentais que quelque chose péchait, mais sans trop savoir quoi… À l’occasion d’une visite au Filon de Por- trush, en Irlande du Nord, du temps où, jeune étudiant, je suivais un cours de printemps organisé sur le terrain par l’université de Leeds, j’ai saisi, littéralement gravée dans la roche, la dichotomie neptunis- me-plutonisme… Dans un musée parisien, un mélange d’horreur et de fascination m’a un jour cloué sur place devant le squelette (les squelettes ?) de Rita-Christina, des sœurs siamoises nées en Sar- daigne… Au National Museum of American Art, j’ai soudain perçu, dans l’étincelante beauté du Trône pour le second avènement du Christ, exécuté par James Hampton, ce qui rattachait cette œuvre au frontispice de l’édition princeps de Burnet… J’ai écouté Malcolm Mil- ler, intronisé par soi-même sage de Chartres, interpréter dans le vi- trail et la statuaire la symbolique médiévale… Et puis, R.K. Merton m’a montré combien j’avais été fou et infatué de moi-même pour imaginer que j’avais découvert, dans le transept méridional de cette cathédrale somptueuse entre toutes, l’origine de la phrase formulée par Newton à propos des nains juchés sur les épaules de géants. Je me dois d’exprimer une gratitude plus profonde et plus immé- diate à mes collègues qui ont œuvré à mieux comprendre l’histoire de la géologie, et ce livre demeure avant tout le fruit d’une entreprise collective, même si je lui ai donné le tour d’une analyse logique de trois documents de première importance pour notre profession. Je ressens quelque embarras à l’idée de ne pouvoir rendre à chacun des auteurs ce qui lui est dû, autrement dit d’être incapable d’attribuer une paternité irréfutable à toutes les bribes et parcelles de pensée re- groupées et fondues dans ces pages. C’est qu’à vrai dire je me sens trop proche de mon sujet. Voilà vingt ans que j’enseigne l’histoire de la découverte du temps, et que je lis et relis inlassablement les trois documents que je viens d’évoquer (considérant que pareille répéti- tion constitue l’échelle de mesure par excellence de la vitalité intellec- tuelle, et que mieux vaut passer à autre chose dès lors qu’un sujet cesse de susciter des idées neuves). J’avoue tout bonnement ne plus savoir très bien quels éléments de ce livre me viennent de la lecture de Burnet, de Hutton ou de Lyell, et quels autres ont été empruntés à Hooykaas, à Rudwick, à Porter ou à l’un des multiples penseurs qui – 5 – m’ont inspiré. Comme si processus exogènes et endogènes pouvaient bien constituer des catégories hermétiquement cloisonnées ! Dans le sens le plus immédiat, je ne saurais trop remercier Don Patinkin, de l’Université hébraïque de Jérusalem, non plus que Eitan Tchemov, Danny Cohen et Rafi Falk, qui lors de mon séjour en Israël ont tous été pour moi des guides attentifs et de chaleureux compa- gnons. Ce livre représente la version, largement élaborée et remaniée, de la première série de conférences prononcées à l’Université hé- braïque en avril 1985 dans le cadre de l’échange Harvard-Jérusalem. C’est Arthur Rosenthal, directeur de Harvard University Press, qui avait conçu le projet de ces conférences et qui par la suite l’a mené à bonne fin. En sa qualité de parrain de l’entreprise, qu’il trouve ici l’expression de ma gratitude. Je souhaite simplement avoir donné un heureux départ à cette série de conférences qui, de par son caractère de flèche temporelle évolutive, ne manquera pas de faire bientôt peau neuve (tout en espérant que le cycle temporel de la mémoire, j’en fais aussi le vœu, en perpétue le souvenir). Pour en revenir à Jérusalem, authentique ville éternelle, je me bornerai à dire que le psaume CXXXVII m’est enfin devenu intelli- gible : « Si je ne me souviens point de toi, si je ne te place point au- dessus de ma joie suprême, ô Jérusalem, que ma langue s’englue au toit de ma bouche. » Bel hommage, non, de la part d’un homme qui vit de ses cause- ries ? – 6 – « Le temps, c’est facile à comprendre. C’est ce qui a été créé cinq jours seulement avant nous. » Sir Thomas Browne, Religio Medici, 1642. « L’idée dominante que l’on retrouve présente dans toutes nos recherches, qui accompagne chacune de nos observations neuves, et dont le son parvient continuellement en écho, de tous les points de l’œuvre de Nature, à l’oreille de quiconque étudie celle-ci, c’est le Temps, le Temps, le Temps. » George P. Scrope, éminent géologue britannique (1827). À force d’être mise à toutes les sauces dans les manuels modernes, cette citation est quasiment devenue lieu commun. – 7 – I À LA RECHERCHE DU TEMPS PROFOND Le temps géologique Sigmund Freud observait que chacune des sciences essentielles a indéniablement contribué à une meilleure construction de la pensée humaine, et que chacune des étapes de cette avancée laborieuse a gri- gnoté au passage un peu plus de notre espoir originel en la valeur transcendante de l’homme dans l’univers : Au fil du temps, l’humanité a dû subir de la part de la science deux graves affronts, infligés à son bien naïf amour-propre. D’abord lors- qu’elle a pris conscience de ce que notre terre n’était pas le centre de l’univers, mais un point dans un ensemble de mondes d’une ampleur à peine concevable… Puis, quand les progrès de la biologie ont dé- possédé l’homme du privilège personnel d’être une créature à part pour le reléguer au rang de descendant du règne animal. (Dans une des déclarations les plus immodestes jamais entendues, Freud affirmait après cela que son œuvre à lui avait jeté à bas le pié- destal restant, l’ultime peut-être dans cette infortunée débâcle : la consolation de nous dire que, même descendus d’un humble singe, nous étions tout au moins dotés d’esprits rationnels.) Mais Freud, dans son énumération, sautait une des étapes déci- sives – le pont jeté entre la restriction spatiale de l’empire humain (la révolution galiléenne) et le lien physique nous unissant à l’ensemble – 8 – des créatures que l’on appelle « inférieures » (la révolution darwi- nienne) –, passant sous silence l’énorme restriction temporelle impo- sée à l’importance de l’homme par la géologie – la découverte du « temps profond » (selon l’expression de John McPhee, deep time, d’une parfaite pertinence). Quoi de plus rassurant et de plus com- mode pour accréditer la suprématie de l’homme que le concept clas- sique d’une jeune terre régie depuis ses premiers jours par la volonté humaine ? Et quoi de plus démoralisant, en revanche, que d’envisa- ger cette immensité quasi incompréhensible à l’extrême bout de la- quelle l’homme est venu habiter depuis seulement une millimicrose- conde ? Déjà Mark Twain avait perçu combien il est malaisé de tirer quelque réconfort d’une aussi brève fraction d’existence : L’homme est là depuis trente-deux mille ans. Qu’il ait fallu cent millions d’années pour préparer le monde à son intention est la preuve que celui-ci a été fait pour ça. Je suppose, j’sais pas. Si on prenait maintenant la tour Eiffel pour représenter l’âge du monde, la pellicule de peinture qui, tout là-haut, coiffe la bosse du pinacle re- présenterait la portion humaine de cet âge ; et il serait clair pour tout le monde que la tour n’a été construite que pour cette mince couche. Si on veut, j’sais pas. Charles Lyell exprime la même idée, sous des couleurs plus sombres, quand il décrit le monde de James Hutton, un monde sans trace de commencement ni perspective de fin. Ce qu’il avance rac- corde ainsi les deux héros traditionnels de l’immense temps géolo- gique1 et fait pareillement ressortir le lien métaphorique entre cette toute neuve profondeur et l’ampleur de l’espace dans le cosmos new- tonien : Telles visions sur l’immensité du temps passé, comparables à celles que la philosophie newtonienne a développées à propos de l’espace, étaient trop vastes pour éveiller des idées de sublimité exemptes du sentiment pénible de notre incapacité à concevoir un plan d’une ampleur aussi infinie. Au-delà des mondes on voit encore des mondes, incommensurablement distants les uns des autres, et au-delà de ces derniers, d’innombrables systèmes sont faiblement esquissés aux confins de l’univers visible. (Lyell, 1830, 63.) – 9 – Le temps profond est si difficile à appréhender, si étranger à notre expérience de tous les jours, qu’il demeure une énorme pierre d’achoppement pour notre entendement. Toute théorie sera taxée de révolutionnaire pour peu qu’elle remplace une fausse extrapolation par une juste transposition d’événements ordinaires dans la vaste du- rée. La théorie de l’équilibre ponctué, proposée par Niles Eldredge et moi-même, n’est pas, malgré un fréquent malentendu, un appel in- surrectionnel pour un changement soudain et radical. Elle constate simplement que les processus ordinaires de la spéciation, que l’on se représente fort bien, à l’échelle de notre vie, aussi lents qu’une glacia- tion, ne se traduisent pas, dans le temps géologique, en longues sé- quences intermédiaires imperceptiblement échelonnées (ce qui est l’interprétation classique et gradualiste), mais comme de – géologi- quement – « soudaines » apparitions de plans de stratification isolés. Concevoir de façon abstraite et intellectuelle le temps est assez simple : je sais combien de zéros je dois mettre après le nombre dix pour représenter des milliards. Quant à le digérer, c’est une autre af- faire. La notion de temps profond est si étrange que nous ne pouvons la saisir qu’à travers une métaphore. C’est bien ainsi que nous procé- dons dans toutes nos démarches pédagogiques. On vend et on revend le kilomètre géologique (dont les derniers centimètres mesurent l’his- toire de l’humanité), ou bien le calendrier cosmique (sur lequel Homo sapiens n’apparaît que quelques instants avant Auld Lang Syne2). Une correspondante suédoise m’a raconté que, pour visuali- ser le temps par la géographie, elle imaginait de déposer son escargot apprivoisé, qu’elle appelle Björn (un prénom qui signifie « ours »), au pôle Sud, à la période cambrienne, en lui enjoignant de regagner Malmö sans forcer l’allure… C’est cependant John McPhee qui a trou- vé l’allégorie la plus saisissante de toutes (dans Basin and Range) : imaginons que le yard, vieille mesure anglaise, c’est-à-dire à peu près la distance séparant le nez du roi de l’extrémité de sa main quand il étend le bras, représente l’histoire de la terre. Un simple coup de lime sur l’ongle de son médius suffirait alors à effacer toute l’histoire de l’humanité. Mais comment ceux qui par le passé ont étudié la Terre en sont-ils venus à opérer cette transposition radicale et à ne plus concevoir en – 10 –

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