Stephen Baxter ARCHE Roman Traduit de l’anglais par David Camus et Dominique Haas PRESSES DE LA CITÉ Titre original : Ark © Stephen Baxter, 2009 Publié pour la première fois par Gollancz, Londres © Presses de la Cité, 2010 pour la traduction française ISBN 978-2-258-08499-5 PREMIÈRE PARTIE 2041 1 Août 2041 Gordo Alonzo et Thandie Jones avaient fait venir un hélicoptère en urgence afin de ramener vers la côte escarpée du Colorado toute l’équipe de la Troisième Arche. Toute l’équipe, sauf Grâce Gray, qui restait sur place. Le bras fermement maintenu par Gordo Alonzo, Grâce regardait l’hélico descendre vers Cripple Creek en envoyant valdinguer les plus fragiles des abris de fortune qui en noircissaient les ruelles. Avant de se transformer en piège à touristes, la ville avait jadis été une ville minière. Maintenant, en ces temps de déluge où la mer recouvrait la quasi-totalité des États-Unis et venait lécher les contreforts des Rocheuses, des réfugiés campaient dans les rues, les parkings et les cours désaffectées des stations-service désormais inutiles. Un bidonville de tentes et de cabanes faites de bric et de broc s’étendait loin autour du cœur de l’ancienne ville minière. Les gens n’avaient pas du tout l’air effrayés par l’approche de l’appareil. Ils se contentaient de dégager le terrain, en traînant derrière eux leurs couvertures et leurs bouts de carton. Thandie conduisit vers l’hélicoptère l’équipe de la Troisième Arche : Lily Brooke, Nathan Lammockson, et Hammond, son fils, qui était aussi le mari de Grâce – un être amorphe et plein de ressentiment. Grâce restait en arrière avec Gordo Alonzo pour rejoindre le Projet Nemrod, dans la Première Arche, sans savoir en quoi il consistait. Hammond monta dans l’hélicoptère sans un regard pour sa femme. Quant à Gordo, il lui parlait d’un ton résolu : — Tu sais, certains coins de ce monde englouti sont retournés à l’âge de pierre. Mais là on est dans la zone d’influence du NORAD. C’est l’un des rares endroits au monde où on a encore l’habitude de voir des hélicoptères. C’est pour ça que les gens n’en ont pas peur. Et, tu peux me faire confiance, il y a bien plus bizarre ici que des hélicos. Tu verras… À sa façon, peut-être essayait-il de la rassurer. Gordon James Alonzo était un ancien astronaute. À plus de soixante-dix ans, il avait perdu tous ses cheveux mais se tenait aussi droit, ses yeux bleus brillaient d’un éclat aussi vif et il avait l’air aussi en forme et impressionnant que dix ans plus tôt, quand il était arrivé au campement de la Ville en Marche en compagnie de Thandie Jones. À l’époque, Grâce avait à peine seize ans et Gordo servait sous l’uniforme de l’armée de Terre des États-Unis. Il portait aujourd’hui la combinaison bleue de l’armée de l’Air. Mais, à vrai dire, rien de tout cela n’avait d’importance pour Grâce. Il était une relique d’un âge qu’elle n’avait jamais connu, un personnage d’un autre monde, pareil aux milliardaires de l’Arche de Nathan. Grâce avait passé presque toute sa vie sur la route avec la Ville en Marche, quinze ans à marcher avec sa maison sur le dos, comme un escargot ou un crabe. Quant à ce qui lui était arrivé avant ses cinq ans, à l’époque où elle vivait dans la prison dorée où la maintenait la famille saoudienne de son père, tout ça se perdait dans le brouillard et lui semblait aussi irréel que les années qui venaient de s’écouler, période qu’elle avait vécue dans une autre espèce de prison, à bord du paquebot de Nathan. Et voilà que des étrangers la confiaient encore à d’autres étrangers… Il n’y avait que la marche de vraie, se disait-elle parfois. Le passé, l’avenir, le gigantesque cataclysme qui s’abattait sur l’humanité… Rien de tout cela n’existait quand sa vie se réduisait à mettre un pied devant l’autre, jour après jour, kilomètre après kilomètre. Elle aurait pu se contenter de partir à pied, là, maintenant. S’en aller sans rien d’autre que les vêtements qu’elle avait sur le dos, comme au temps de la Ville en Marche. Mais il y avait le bébé qui grandissait en elle, un bébé qu’elle n’avait pas voulu, le bébé d’un « mari » abhorré, mais son bébé quand même. Elle n’avait pas envie d’affronter cette grossesse toute seule. — Ils décollent, dit Gordo. Le vent produit par les pales de l’hélicoptère lui gifla le visage. Lily Brooke se pencha par la porte et baissa les yeux vers Grâce. Puis elle articula ce qui ressemblait à un « Pardon ». Enfin, Thandie la tira en arrière dans la carlingue, et l’appareil s’éleva lentement dans les airs. — Ça va ? Grâce s’en voulait d’avoir fait preuve de faiblesse et reprochait à Lily de l’avoir manipulée puis abandonnée. — À votre avis ? répondit-elle sèchement. Gordo haussa les épaules. — Ils t’ont laissée en arrière pour te donner une chance d’embarquer à bord de la Première Arche. Une chance de connaître une vie meilleure que celle qui les attend eux, surtout s’il est vrai que leur bateau a été envoyé par le fond… — Je ne sais même pas ce que c’est que la Première Arche. — Tu verras… — Je ne les reverrai plus jamais… — Je ne pense pas. — Une fois de plus, je me retrouve seule avec des étrangers. Il poussa un soupir, bascula sa casquette sur l’arrière de son crâne et se gratta la tête. — C’est notre lot à tous. Toute la Terre est foutue, ma petite. Mais au moins, ici, on s’est fixé un but. Il regarda autour de lui. La poussière soulevée par l’hélicoptère finissait de retomber et les sans-abri regagnaient le terrain abandonné, comme de l’eau remplissant une ornière. Dans quelques minutes, rien ne permettrait de savoir qu’un hélicoptère s’était posé là. — Enfin, c’est comme ça. Allez, suis-moi, on va te sortir d’ici. Il lui lâcha le bras et rebroussa chemin, retraversant la ville en direction des voitures qui les attendaient. Elle le suivit. Elle n’avait pas le choix. 2 Ils montèrent à bord d’une jeep, et leur convoi s’éloigna dans un doux ronronnement de moteurs électriques. C’était la même petite flotte de véhicules, portant les macarons de la Sécurité du territoire et de l’Armée des États-Unis, qui avait amené ici l’équipage de l’Arche. Leur convoi s’étiola rapidement ; la majeure partie des véhicules le quitta jusqu’à ce qu’il ne compte plus que deux jeeps, dont celle de Gordo. Ils continuèrent sans ralentir vers le nord, laissant la ville derrière eux, longeant les contreforts du Pikes Peak. Gordo s’assit à côté de Grâce, derrière la jeune femme en uniforme qui conduisait leur jeep. Il tendit le doigt vers un point, sur l’horizon. La route – une piste de bonne qualité – serpentait à travers les montagnes. — On en a pour quelques heures. C’est une région de montagnes. Les Rocheuses. On est sur l’ancienne autoroute d’État qui rejoint l’US-24 à Divide, d’où on prendra vers l’ouest, jusqu’à Hartsel, puis de nouveau vers le nord en direction de Fairplay. Une fois là, on ne sera plus qu’à quelques kilomètres d’Alma, qui est juste au sud de Hoosier Pass. — Alma ? C’est là qu’on va ? — Ce n’est qu’une petite ville minière. Ou, du moins, ça l’était. Je ne sais pas si ces mots-là ont le moindre sens pour toi. — On n’a jamais marché par ici… — Tu veux dire, avec ton armée de migrants ? — La Ville en Marche. On avait de vieilles cartes. Mais à bord de la Troisième Arche il y avait des cartes informatiques. Mises à jour. Les ordinateurs du vaisseau établissaient des cartes où se lisaient les conséquences d’une inondation atteignant maintenant mille huit cents mètres au- dessus de l’ancien niveau de la mer, ainsi que des cartes de l’archipel qui était tout ce qui restait des anciens États des Rocheuses. — L’inondation a commencé à peu près quand je suis née. Je n’ai aucun souvenir de ce pays tel qu’il était autrefois. Il fallait toujours expliquer ça aux personnes âgées, qui ne pouvaient chasser de leur tête les images d’un passé révolu. Ils arrivèrent à Divide, qui se révéla n’être qu’une petite bourgade comme tant d’autres. Quoi qu’elle ait pu être avant l’inondation, elle était désormais aussi envahie par les « P-D », les Populations Déplacées, que partout ailleurs. La route était bordée des deux côtés par du grillage à lapins. Au passage du petit convoi, des gens sortirent de leurs tentes et abris pour les regarder passer. Grâce vit que les soldats de la jeep, devant eux, tripotaient leurs armes. Les deux jeeps filèrent à toute allure vers l’ouest et franchirent Ute Pass, dont Gordo lui apprit l’altitude : plus de neuf mille pieds. Apparemment, pour Gordo l’astronaute, tout n’était que pieds, pouces et miles. Gary Boyle, le scientifique qui avait élevé Grâce, lui avait appris à mesurer son monde en mètres et kilomètres. Les montagnes étaient brunes, dégarnies. Il n’avait pas neigé ici depuis plusieurs années. Alors qu’ils traversaient une petite communauté appelée Florissant, Gordo évoqua la présence, dans les environs, d’un gisement de fossiles. On y avait découvert une profusion de séquoias pétrifiés vieux de trente-cinq millions d’années. Mais aujourd’hui, dit-il, on y trouvait plus de gens que de fossiles. Soudain, à Wilkerson Pass, la perspective s’ouvrit sur une prairie d’altitude appelée South Park, et ce fut comme si la route décollait vers le ciel. — Bon Dieu ! s’exclama Gordo, mate-moi un peu ce paysage ! C’est vraiment dingue de penser que tout ça pourrait disparaître sous un kilomètre de cette putain d’eau de mer ! Si je me suis tellement démené pour le Projet Nemrod, c’est pour essayer de sauver quelque chose de tout ça, en sauver au moins la substance. Ça sera toujours mieux que d’avoir le cul sur un radeau de merde ballotté par les flots ! Grâce le dévisagea. La conductrice garda les yeux rivés sur la route comme si elle n’avait rien entendu de son coup de gueule. Gordo reprit son calme et eut un rire d’autodérision. — Désolé. Je dois te faire penser à un foutu guide pour touristes, hein ? — Je ne suis même pas sûre de savoir ce qu’est un touriste, dit-elle avec un froncement de sourcils. — Pas de problème. On m’a dit que tu étais une princesse. — Quand elle était en captivité, ma mère a été violée par un prince saoudien. Est-ce que ça compte ? Si oui, alors je suis encore une princesse. Et vous, vous étiez astronaute… Il hocha pensivement la tête. — Faut croire que je le suis encore, si on suit ta logique. Je suis allé une fois dans l’espace, à bord de l’ISS. — À bord de quoi ? — La station spatiale, dit-il en pointant le doigt vers le ciel. Mais après ça, le déluge a fait foirer ma carrière. N’empêche que, même cloué au sol, j’ai trouvé quelque chose d’intéressant à faire. — Sauf que moi, je n’en ai rien à faire. Et je ne vous ai rien demandé. — Peut-être. Mais nous non plus, on ne t’a pas demandé de venir. Écoute, il y a un processus de sélection chargé de trier les candidats au projet en fonction de certains critères. Comme l’a dit Thandie à Cripple Creek : tu fais une bien meilleure candidate au Projet Nemrod que ton mari. Tu as prouvé que tu savais te débrouiller par toi-même. Je le sais, je l’ai vu. Quel âge as-tu ? — Vingt-six. — Eh bien, si tu es retenue, tu seras l’une des plus vieilles de l’équipage. Appartiens-tu à une religion ? — Dans la Ville en Marche il y avait des prêtres, des rabbins, des imams… — Je ne te parle pas de la Ville en Marche. Je te parle de toi. — Non. Je n’ai pas de religion. — Tant mieux. Les ingénieurs sociaux voudraient faire de l’équipage une société laïque. D’après eux, ça diminuerait les risques de ségrégation et de conflits. Enfin, moi ce que j’en dis… Au fait, Thandie avait raison : les sélectionneurs aiment bien les femmes enceintes. Une femme enceinte à bord c’est deux paquets de gènes pour le prix d’un. Faudrait vraiment qu’ils soient difficiles pour pas te prendre. — C’est Lily Brooke qui a manigancé tout ça, dit Grâce, sentant l’amertume bouillonner en elle. Elle avait tout compris au moment où Lily l’avait remise entre les mains de Gordo. Ces mois, ces années passés à bord de la Troisième Arche, tout cela s’éclairait d’un jour nouveau pour elle. C’était le fruit des magouilles de Lily. — C’est elle qui m’a jetée dans les bras de Hammond, pour m’assurer les bonnes grâces de Nathan. D’ailleurs, je suis sûre qu’elle a tout fait pour que je tombe enceinte au bon moment, pour que je corresponde mieux à vos critères… — Et tout ça parce que… — Lily était en captivité avec ma mère. À Barcelone, en Espagne. C’est là que je suis née, dans une cave où ma mère était menottée à un radiateur. C’est à cause de ça que Lily se sent redevable envers moi. — Tu n’as pas l’air de lui en être très reconnaissante… — Tout ce qu’elle a fait c’est me manipuler. Qui pourrait avoir envie de ça ? Il eut un mouvement de la main. — Rien de tout ça n’a plus d’importance. Tu ne reverras jamais Lily. Et je me fiche de savoir comment tu t’es retrouvée ici. Tu y es, un point c’est tout. La seule question, désormais, c’est où vas-tu aller maintenant. — Et si je décide de ne pas participer à votre projet ? — Alors, répondit Gordo d’un ton funeste, vous devrez partir, ton gosse et