António Machuco Rosa Le concept de continuité chez C.S.Peirce Thèse de doctorat de l'E..H.E.S.S. dirigée par Monsieur le Professeur Jean Petitot soutenue le 9 Avril 1993 à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris) Jury: Jean Peititot, Fernando Gil, Robert Marty, Jean Michel Salanskis 2 Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à Monsieur J. Petitot, qui a accepté de diriger ce travail, pour la confiance et pour le soutient constant qu'il m'a accordés. J'ai une grande dette envers Monsieur Fernando Gil, qui a été à l'origine de ce travail. Je remercie particulièrement Monsieur Jean Michel Salanskis et Monsieur R. Marty pour les critiques constructives qu'ils m'ont apporté, aussi bien que pour avoir accepté de faire partie du jury de cette thèse. Beaucoup de débats avec mon ami travaillant sur Peirce, Breno Serson, ont contribué pour la forme finale de ce travail. A des moments différents, Armando Antao, J. C. Tiago de Oliveira et A. Franco de Oliveira, m'ont fait sentir le besoin de faire des précisions. J'éprouve une gratitude particulière pour Anne Matalon, qui a beaucoup contribué à la clarté du texte final. L'IRSCE de l'Université de Perpignan m'a rendu possible le contact avec les manuscrits de Peirce. Les personnes citées ne sont nullement responsables des imprécision ou incorrections que l'on pourra trouver dans ce travail. Une bourse d'études octroyée par la JUNTA NACIONAL DE INVESTIGACAO CIENTIFICA E TECNOLOGICA (Lisbonne) a rendu possible ce travail. 3 OEUVRES DE PEIRCE ET SYSTEME DE CITATIONS Collected Papers of Charles Sanders Peirce", Vol I-VI, C. Hartshorne et P.Weiss (eds.), Vol. VII-VIII, A. Burks (ed.), Cambridge, Harvard University Press, 1931- 1958. cIité C.P. suivi du numéro du volume et du numéro du paragraphe. The Charles Sanders Peirce Papers (Microfilm Edition), Cambridge, Harvard University Press. Cité Ms. Charles Sanders Peirce: Contributions to "The Nation", K. Ketner & J. Cook (eds.), Lubbock, Texas Teach Press, 1975-1979. Cité The Nation, suivi du numero du volume et du numéro de la page. The New Elements of Mathematics by Charles S. Peirce, 4 Vol., C. Eisele (ed.), The Hague, Mouton, 1976. Cité N.E. suivi du numéro du volume et du numéro de la page. Semiotics and Significs, The Correspondence between Charles S.Peirce and Victoria Lady Welby, C. Hardwick (ed.), Bloomington, Indiana University Press, 1978. Cité S.S., suivi du numéro de la page. Writings of Charles S. Peirce: a Chronological Edition, Vol. 1, M. Fisch (ed.), vol. 2, E. Moore (ed.), Vol. 3, C. Kloesel (ed.), Vol. 4, C. Kloesel (ed.) Bloomington, Indiana University Press, 1982-1986. Cité W. suivi du numéro du volume et du numéro de la page. Historical Perspectives on Peirce's Logic of Science, C. Eisele (ed.), Amsterdam, Mouton, 1985. Cité H.P., suivi du numéro du volume et du numéro de la page. 4 "Continuity, the master key of philosophy" ( Peirce, Manuscrit 950) 5 INTRODUCTION On peut faire l'hypothèse que l'opposition continu / discret est sous-jacente aux divers contenus représentatifs qui structurent l'ensemble de la connaissance. Selon cette hypothèse, une telle opposition déterminerait le choix de la forme des théories que l'on admet. On choisit, comme forme générale de ces théories, soit le continu soit le discret. Il semble même que le choix du continu se fasse contre le discret, et celui du discret contre le continu. Et ce choix se spécifie immédiatement en de multiples particularités, dont une des figures pourrait être celle de l'intelligibilité pure contre l'action et l'efficacité pratique. Ce choix du discret contre le continu, et du continu contre le discret, peut même être considéré comme irréductible. L'est-il vraiment? Ou, en revanche, une synthèse des termes en opposition est-elle possible? Si l'on admet la première des deux conceptions, c'est le discret lui-même qui est à la base de l'opposition entre continu et discret. Si l'on admet la deuxième, alors c'est la continuité elle-même qui permet la synthèse des deux termes en opposition. Du point de vue de cette seconde conception des choses, on postule qu'il y a toujours une synthèse entre les termes en opposition, et que cette synthèse n'est qu'une des figures de la continuité elle-même. Toujours dans le cadre de ce second point de vue, la question qui se pose alors est celle de savoir si cette synthèse est effective, ou si elle n'est qu'un postulat ou un principe régulateur et méthodologique générique. En effet, une des difficultés propres à l'analyse du concept de continuité réside dans la polysémie d'un tel concept. Si l'histoire de la pensée témoigne d'une telle multiplicité de sens, elle témoigne aussi d'un processus qui vise à déterminer le sens du concept. Cette détermination du sens du concept de continuité, et de celui du discret, a comme but d'atteindre l'univocité à travers leur construction mathématique. Que cette construction soit ou non aujourd'hui définitive, il faut remarquer qu'elle semble avoir été accompagnée d'une considérable régionalisation. Nous voulons dire par là que la 6 construction mathématique a entraîné avec elle l'élimination d'un des rôles essentiels que le concept de continuité a joué dans l'histoire de la pensée: être en rapport avec de multiples domaines du savoir. Cette régionalisation est pourtant nécessaire pour que le sens idéel du concept soit acquis. La question qui se pose alors est la suivante: une telle construction mathématique, ouvrant de nouvelles possibilités d'enrichissement de sens, davantage qu'un moment terminal de régionalisation, n'est-elle qu'un moment indispensable de l'émergence d'un nouvel usage du concept de continuité comme opérateur de plusieurs régions de la connaissance? Mais il faut remarquer aussi que la construction mathématique du continu va de paire avec un sens plus général du mot "continu". C'est à propos de ce sens plus général que nous pourrions davantage parler de principe de continuité que de continu. Selon son sens général, le principe de continuité est un principe méthodologique et architectonique qui concerne davantage l'usage réel du continu dans son rapport à l'expérience, que son usage en tant qu'entité mathématique idéelle. C'est en tant que rapportée à ce principe général de continuité que la construction mathématique du continu peut devenir véritablement déterminante. Pourtant, même sur son aspect méthodologique, le concept de continuité n'a pas de sens complètement univoque. Tout d'abord, on constate son usage heuristique. Lié à un des sens intuitifs de la continuité, ce principe heuristique prescrit de chercher des intermédiaires. De ce point de vue, il a été un instrument fondamental de recherche, par exemple en biologie, où il se rattache au principe classique de la plénitude de l'être, et à la loi de spécification des genres en espèces1. Cet usage a été élargi, et le concept de continuité est devenu un concept méthodologique de synthèse "universelle". Ceci a été surtout le cas quand la prolifération des domaines scientifiques a tout naturellement conduit à poser la question de l'unité du savoir. Le concept de continuité peut alors devenir un opérateur pour l'ensemble de la connaissance. Il devient un concept architectonique. A cet égard, 1 A ce sujet consulter A. Lovejoy, The Great Chain of Being, Cambridge, Harvard University Press, 1936. 7 l'exemple de Peirce est emblématique. S'il a, lui aussi, participé du mouvement de la fin du XIXème vers la construction mathématique du continu, cette construction ne signifiait pas, pour lui, régionalisation. La construction du continu n'était qu'un moment essentiel pour bâtir un système architectonique, système qui devait remplir un double but: chercher à ce que le nouveau sens attribué au continu ouvre de nouvelles possibilités de constitution de l'expérience et participe à l'idéal d'un tout uni de la connaissance. Chez Peirce, le sens méthodologique et le sens mathématique du concept de continuité coexistent. Ils sont même mêlés de façon presque inextricable. Ce mélange témoigne du fait que Peirce n'est pas un penseur complètement "moderne", au sens où les concepts clés dont il fait usage ne sont jamais régionaux. Cette remarque, dont on rencontrera plusieurs exemples tout au long de ce travail, est plus claire si l'on pense à la double origine de la pensée de peircienne, philosophique d'un côté, scientifique de l'autre. C'est d'ailleurs dans le cadre de la tradition philosophique que l'on doit situer la pensée de Peirce. Et c'est dans cette même tradition que l'on rencontre l'usage et la thématisation du concept de continuité en tant que concept architectonique. C'est peut- être déjà le cas chez Aristote, dont on a pu dire qu'il a été "pendant des siècles (peut-être des millénaires) le seul penseur du continu"2, et penseur d'un continu dont le sens n'est pas entièrement recouvert par le continu des modernes. Pourtant, il semble que ce ne soit qu'avec Leibniz que l'on trouve l'idée explicite et développée du continu comme un vrai principe conducteur général. Leibniz représente même un exemple où l'on constate comment la construction mathématique du concept de continuité est un moment d'un projet architectonique plus vaste. On pourrait même dire que, chez lui, une telle construction mathématique n'existe pas à proprement parler, mais qu'elle n'est envisagée que dans son rapport à une loi architectonique de détermination. Dans un sens général, "la loi de la continuité sert non seulement d'examen, mais encore d'un très fécond principe d'invention"3. Elle est donc considérée comme un instrument heuristique de 2 R. Thom, Esquisse d'une Sémiophysique, Paris, InterEditions, 1988, p. 12. 3 Die philosophischen schriften, C. Gerhardt (ed.), Berlin, 1875-1890, Vol. 7, p. 279. 8 découverte. En ce sens, elle affirme qu'il n'y a jamais de sauts dans la nature, et que l'on doit partout chercher des intermédiaires4. Mais une telle loi ne devient réellement un principe architectonique de détermination que lorsqu'elle devient principe de l'ordre général, c'est à dire lorsqu'elle devient principe de proportionnalité entre la cause et l'effet5. C'est un principe général de stabilité, lequel détermine les hypothèses que l'on doit choisir en physique ou en psychologie, pour ne donner que ces deux exemples. En tant que principe de l'ordre général, la continuité est liée à la mathématique, mais elle est surtout un principe architectonique de détermination de l'expérience6. Chez Leibniz, le concept de continuité dépasse donc de beaucoup son sens mathématique. Il est solidaire d'un moment historique de la conquête mathématique du continu, mais cette conquête n'est que l'occasion du déploiement de son sens méthodologique et architectonique général. Plus précisément, le continu est un opérateur architectonique dans la mesure où il est passage de l'usage idéel de son sens (en tant que possible mathématique) à son usage réel. Principe général de détermination, le concept de continuité est un concept non régional. C'est ce passage que l'on retrouvera comme l'un des traits les plus caractéristiques de la pensée de Peirce. Par ailleurs, une comparaison entre l'oeuvre de Leibniz et celle de Peirce pourrait être intéressante dans la mesure où, malgré de profondes divergences de doctrine, il y a une remarquable similitude dans le style de philosopher propre à chacun de ces deux auteurs. Cette comparaison sera complètement absente de notre travail. En effet, Peirce n'a jamais été explicitement influencé par Leibniz. Explicitement, c'est de Kant que Peirce s'est le plus inspiré. De ce point de vue, il pourrait même être considéré comme un néokantien. En fait, nous estimons pouvoir déjà trouver, chez Kant, le problème fondamental de notre travail: le rapport entre logique et mathématique. Une version plus spécifique de 4 Cf. Nouveaux essais sur l'entendement humain, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p.46. 5 Die philosophischen schriften, Vol. 3, p.5. 6 Sur tous ces points on peut se rapporter à Y. Belaval Leibniz critique de Descartes, Paris, Gallimard, 1960, et à M. Serres Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, P.U.F. 1968. 9 ce problème est celui des rapports entre logique, que l'on peut associer au discret, et continu. Chez Kant, il y a plusieurs façons de formuler ce problème. Celui-ci est précisé selon le sens que l'on attribue au mot logique. Notre travail étant aussi un essai pour préciser le sens d'un tel mot chez Peirce, cette précision est possible si l'on remarque que, chez Kant, il y au moins deux sens au mot logique: soit il désigne la logique générale, laquelle correspond grossièrement à ce que l'on appelle logique déductive ou formelle, soit il désigne la logique transcendantale, laquelle se rapporte aux objets et aux contenus de la connaissance7. C'est une différence que l'on retrouve aussi chez Peirce, la logique transcendantale correspondant, chez ce dernier, à l'ensemble des méthodes de la connaissance (déduction, abduction, induction), tandis que la logique générale correspond uniquement au moment de la déduction. Pour notre part, si nous avons essayé de préciser surtout les rapports entre logique formelle et mathématique (chapitre III), nous avons fini par considérer le problème sous le point de vue plus élargi de la logique transcendantale (chapitre VI), un mouvement qui est parallèle à celui qui va de la construction mathématique du concept de continuité à sa détermination en tant que forme de l'expérience réelle. Le problème mentionné du rapport entre continu et logique se pose dès le moment où Kant établit un partage entre esthétique transcendantale (moment de la sensibilité) et logique générale et transcendantale (moment de l'entendement). En accord avec le schème triadique qui traverse toute son oeuvre, Kant doit alors trouver un moment de synthèse entre ces deux domaines opposés. C'est le schématisme. Pourtant, ce schématisme ne lie que d'une façon indirecte les concepts et les intuitions. De plus, il n'y a aucun rapport entre logique générale et intuition pure. On sait où réside la difficulté. Selon Kant, seuls les concepts mathématiques peuvent être construits (et non seulement schématisés) dans l'intuition, ceux de la logique ne le pouvant pas. Il en résulte une tension entre logique et mathématique, les deux domaines étant largement irréductibles 7 Cf. Kritik der reinen Vernunft, A 56-57 / B 80-81. 10 l'un à l'autre. Un de nos objectifs consiste non seulement à rapporter la logique aux mathématiques, mais, plus précisément, à la rapporter au continu. On arrivera ainsi à fonder la logique dans l'esthétique transcendantale. Plus précisément, notre objectif est, tout d'abord, de rapporter la logique générale au continu. Même s'il s'agit d'une thèse épistémologique, le problème est essentiellement mathématique. Ce n'est que dans un deuxième moment que nous essayons de rapporter la logique transcendantale au continu, ce concept devenant alors un principe de détermination. En général, nous devons élargir le concept kantien de schématisme de manière à ce que tous les concepts deviennent constructibles au sens kantien. C'est là une étape indispensable pour dépasser des dualités telles que analytique/synthétique, intuition/entendement. Mais surmonter de telles dualités exige non seulement le recours générique au principe de continuité pris au sens général de principe de synthèse, mais exige aussi la construction mathématique du continu, afin que cette construction déploie de nouveaux schèmes d'unité architectonique de passage de l'idéel au réel. Cette construction est d'autant plus importante qu'elle permet de préciser le sens du rapport entre continu et discret. L'opposition entre continu et discret est ainsi réactualisé. Cette opposition devient elle-même un problème interne aux mathématiques, un problème mathématiquement déterminable. C'est grâce aux apports de la théorie du continu, développée vers les dernières décennies du XIXème, que Peirce estimait possible de retourner à Kant tout en le dépassant. Rappelons les moments fondamentaux d'une telle détermination mathématique. On peut dire que la problématique moderne du continu commence avec l'arithmétisation de l'analyse, dont le résultat est la fondation de la géométrie sur le concept de nombre entier. Le corps des fractions de l'anneau Z, Q, est considéré comme l'ensemble des couples d'entiers, et un axiome approprié permet de définir un nombre irrationnel comme la borne supérieure d'une succession infinie de nombres rationnels. La
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