Haute École Galilée – Institut des Hautes Études des Communications Sociales Comment les communautés religieuses traditionnelles utilisent-‐elles les technologies modernes pour transmettre leurs idées ? L’Internet comme moyen de communication des Amish et des Mormons. Par Philippe Vincke Travail présenté dans le cadre du mémoire de fin d’études pour l’obtention du titre de Master en Presse et Information spécialisées Promoteur : Ahmed Belhaloumi Bruxelles – Mai 2013 Remerciements Je remercie toutes les personnes qui m’ont soutenu lors de la réalisation de ce travail. Je tiens à remercier spécialement mon promoteur, Ahmed Belhaloumi, qui m’a poussé à me surpasser tout au long de la réalisation grâce à ses précieux conseils. Un grand merci également à Ira Wagler, David Miller, Claude Bernard, Dominique Calmels, Saloma Furlong, Leslie A. Kelly, Lyra Kirkland, Henry Deemer, Jean-Mathieu Lochten et à William pour le temps qu’ils m’ont accordé, malgré les nombreux kilomètres qui parfois nous séparaient. Sans leurs contributions, mon travail n’aurait pu être envisageable. Enfin, je remercie mes proches qui m’ont encouragé durant la réalisation du travail, ainsi que Gwenn Kempenaers, qui a pris le temps de relire mon texte. 2 Introduction Sans faire de généralités, les Religions sont pour la plupart attachées à leurs traditions, à leurs croyances et à certaines valeurs. Le propre de ces communautés est d’avoir un idéal religieux, regroupant les réels besoins de la société. Pour cette raison, les membres des communautés religieuses transmettent leurs savoirs, traditions et valeurs de génération en génération de manière conservatrice. Par ailleurs, le monde, aujourd’hui, n’a pas fini de se moderniser. Certaines communautés religieuses traditionnelles rejettent les technologies modernes alors que d’autres s’opposent à certains principes et "acquis sociaux" comme l’avortement, le divorce ou la reconnaissance de l’homosexualité. Jean-‐Mathieu Lochten, père jésuite engagé dans le dialogue interconvictionnel, explique1 que les technologies modernes, plus encore le Web, sont des outils qui secouent les mentalités des religieux. « Certains conservateurs, qui transmettent ou prétendent transmettre la sagesse, vivent dans l’illusion qu’ils possèdent entre les mains les clés du savoir » (Lochten, 3 mai 2013). Le Web a la particularité de mélanger un très grand nombre d’idées et d’idéologies, qui peuvent aller à l’encontre de l’idéal religieux. « Comme les Sciences, le Web remet en cause les évidences religieuses » (Lochten, 3 mai 2013). Dans cet article, nous allons nous focaliser sur les conceptions du Web de deux communautés religieuses : les Amish et les Mormons. Ces deux courants religieux trouvent leurs racines dans le Christianisme et sont également principalement implantés sur le territoire des États-‐Unis. Dans le premier chapitre de l’article, nous retracerons les origines de chacun de ces deux courants : avant d’analyser leurs rapports avec les nouvelles technologies, il serait bon de savoir d’où viennent ces groupes religieux et sur quoi se basent leurs idéologies. Originaires principalement de Suisse, les traditions amish sont issues de la révolution anabaptiste. Persécutés à cause de leurs différences religieuses, les Amish se sont enfuis de leurs terres natales pour finalement aboutir sur la côte Est américaine. Dans le but 1 Interviewé le 3 mai 2013 dans les locaux de l’Institut des Hautes Études des Communications Sociales à Bruxelles. 3 d’éviter les contraintes du monde extérieur, les Amish se sont alors entourés de traditions religieuses très strictes. Le courant religieux mormon est quant à lui né directement sur les terres nord-‐américaines. Egalement persécutés, les mormons ont émigré vers l’ouest américain dans le but de dénicher leur "terre promise". Une fois installés dans l’État américain de l’Utah, ils ont choisi l’intégration dans la société américaine plutôt que l’isolement. Dès la seconde partie de l’article, nous serons plus attentifs à l’utilisation des technologies modernes par ces communautés religieuses. Les Amish, traditionnellement isolés du monde moderne, possèdent une conception très stricte des nouvelles technologies. Les communautés amish tentent de vivre simplement sans abuser de la modernité. Dans ces conditions, quelle est la place de ces technologies au sein d’une telle communauté ? Chez les Mormons, les technologies modernes ont toujours été accueillies à bras ouverts par les dirigeants de l’Église mormone. Les membres de ce courant religieux sont présents en masse sur l’Internet notamment dans le but de partager leurs croyances. Dans ces deux premiers chapitres, le livre de la sociologue française Fabienne Randaxhe L’être amish, entre tradition et modernité a servi de source principale pour décrypter les origines et rites de la communauté amish. Cet ouvrage propose une analyse des relations qu’ont entre elles la société moderne américaine et une communauté traditionnelle amish. À travers ce livre, le lecteur comprend que s’isoler du monde ne suffit pas à éviter les contraintes de la modernité. L’ouvrage de Jacques Légeret L’énigme Amish, vivre au XXIe siècle comme au XVIIe a également été consulté pour la confection de cet article. À travers son livre, l’auteur se pose une question centrale : est-‐il possible de vivre aujourd’hui en refusant toute modernité ? Pour les parties se rapportant à l’Église mormone et à sa communauté, l’ouvrage d’Alain Gillette Les Mormons, de la théocratie à Internet a servi de base à cet article. L’auteur retrace, à travers son livre, l’histoire de ce courant religieux qui s’est développé aux Etats-‐ Unis au début du XIXe siècle. De la conquête de l’Ouest par les pionniers mormons jusqu’à l’impact d’Internet sur les membres de l’Église, Alain Gillette offre un large spectre de l’histoire mormone à ses lecteurs. La présence sur l’Internet de ces deux communautés religieuses sera au centre du troisième et dernier chapitre de cet article. Nous observerons comment l’Église mormone 4 utilise le Web et à quel point les membres de la communauté partagent leurs idées, croyances et idéologies via l’Internet. Enfin, nous tenterons de décrypter l’utilité du Web pour la communauté amish. S’il paraît évident que trouver un Amish sur le Web ne sera pas chose aisée, cette tâche sera l’un des objectifs principaux de ce chapitre. Pour arriver à ces fins, des interviews ont été réalisées en présence de Mormons, simples membres ou chargés de responsabilités par l’Église, mais également en présence de proches voisins des communautés amish, habitués à les côtoyer. 5 1. Origines et traditions des Amish et Mormons 1.1. Les Amish 1.1.1. Des immigrés européens Les Amish résident en Amérique du Nord. Ils forment une communauté traditionnelle qui prend racine dans les traditions anabaptistes radicales. L’anabaptisme est un courant religieux protestant mais également un terme qui fait référence à des réformes religieuses et politiques qui ont vu le jour au XVIe siècle, notamment en Suisse. La communauté amish est issue de la réforme du Protestantisme. Quelques années après le coup de force de Martin Luther, des étudiants suisses, mécontents des pratiques protestantes, décidèrent de créer un nouveau mouvement chrétien dissident. S’ils voulaient se distancier de l’Église protestante, les étudiants rebelles cherchèrent également à instaurer une séparation entre gouvernement civil et Église. En 1525, le mouvement anabaptiste a vu le jour lors d’une réunion secrète pendant laquelle les dissidents se "rebaptisèrent illégalement". À partir de ce jour, les anabaptistes rejettent les baptêmes d’enfants. Seuls les adultes, instruits dans la foi, peuvent choisir de se faire baptiser. À cette époque, les anabaptistes étaient des fidèles "baptisés à nouveau" puisqu’ils l’étaient déjà, depuis leur enfance, par l’Église catholique. Conrad Grebel, l’un des initiateurs de la tradition anabaptiste, clamait que « tous les enfants qui ne sont pas encore en âge de connaître la différence entre le Bien et le Mal (…) seront certainement sauvés grâce aux souffrances du Christ. (…) Nous considérons donc que les enfants n’ont pas besoin de la foi pour être sauvés. (…) Nous en concluons que le baptême des enfants n’a pas de sens, qu’il est une abomination blasphématoire des Écritures » (Légeret, 2000, p. 19). Considérés comme radicaux et ne respectant pas l’autorité civile2, les anabaptistes ont longtemps été persécutés et exclus de la sphère sociétale. Plutôt que d’abandonner leurs convictions, de nombreuses communautés ont choisi l’exil dans un premier temps dans des régions voisines comme les Pays-‐Bas ou l’Alsace, où le mouvement Amish est né à la fin 2 Le baptême des enfants leur octroyait la citoyenneté et permettait aux autorités de contrôler la population. 6 du XVIIe siècle. En 1693, un certain Jakob Amman a provoqué une cassure dans le mouvement anabaptiste suisse à la suite de la création de la branche amish. Plus conservatrice que l’autre groupe anabaptiste (appelé les Mennonites), la communauté amish a cherché à instaurer un renouveau dans la vie des fidèles, notamment grâce à la discipline dans l’Église et la pratique du lavement des pieds. Depuis cette division, le destin de ces deux groupes de fidèles anabaptistes n’était plus lié. Malgré cette séparation, les persécutions insistantes et les troubles politiques en Europe ont incité certaines communautés des deux branches à émigrer vers le Nouveau Monde. Aujourd’hui, des communautés amish vivent encore dans l’État de l’Ohio, en Pennsylvanie, en Indiana mais aussi au Canada. Illustration issue de : Kraybill Donald B., The Riddle of Amish Culture (2003). 1.1.2. Un ordre religieux semi-‐monastique La communauté amish est donc issue de la tradition anabaptiste suisse. Fabienne Randaxhe, sociologue française, a longuement étudié la société amish en Pennsylvanie. Dans son livre L’être amish, entre tradition et modernité, elle décrit la communauté « comme une assemblée volontaire de croyants adultes qui se proposent l’obéissance littérale aux enseignements du Christ » (2004, p. 33). Les Amish considèrent le Christ comme la seule autorité, son enseignement étant la norme à suivre. Jacques Légeret, auteur et journaliste 7 qui a vécu plus de 24 mois avec sa famille en compagnie des Amish de Pennsylvanie, explique que « les Amish espèrent le salut dans (…) une société rédemptrice où l’obéissance, l’humilité, l’amour et le pardon sont rendus visibles par le mode de vie » (Légeret, 2000, p. 41). En d’autres mots, pour être libérés du mal et du pêché et obtenir le salut de l’homme, les Amish répondent à l’amour de Dieu et le répandent ensuite. Les Amish sont des partisans de la non-‐violence, par amour pour leur prochain, mais aussi de la non-‐résistance. Ceci explique la raison pour laquelle les Amish n’ont pas opposé de résistance face aux constantes persécutions à leur encontre. Pour éviter la violence par les mots, le silence et le discours non verbal sont des vertus chez les Amish. Pour faciliter la vie en communauté, ils évitent certains sujets annonceurs de conflits et de divisions, telles que les discussions philosophiques. « Un dicton prisé des Amish dit qu’il est préférable de rester silencieux même au risque d’être pris pour un sot, plutôt que d’ouvrir sa bouche et de lever tous les doutes » (Légeret, 2000, p.41). Pour les Amish, il est indispensable de vivre en communauté, loin des influences de la société moderne, afin de vivre en harmonie avec Jésus et suivre ses enseignements. Pour cette raison, Jacques Légeret caractérise les Amish "d’ordre religieux semi-‐monastique". Récemment, des divisions se sont opérées chez les Amish et de nouvelles branches, plus modernes et libérales, sont apparues : le Nouvel Ordre (New Order Amish) et le groupe de Beachy Amish. L’Ancien Ordre3 réunissait 135 000 personnes à la fin de l’année 1991, selon Fabienne Randaxhe. Aujourd’hui, ils sont plus de 200 000 à vivre selon les principes de l’Old Order Amish. La communauté amish impose à ses membres une structure sociale coriace. « La communauté amish ne se structure pas autour de l’individu mais de la famille ou de la congrégation » (Randaxhe, 2004, p. 33). La congrégation, ou district, rassemble une partie de la communauté autour de certaines activités culturelles et religieuses (on pourrait les comparer aux paroisses des Catholiques). La congrégation, précise Fabienne Randaxhe, est le point central de la communauté amish. C’est en son sein que se déroulent les baptêmes, mariages et autres funérailles. Unités sociales et religieuses autonomes, les congrégations ne sont pas coupées du monde et entretiennent des liens amicaux et harmonieux entre elles grâce au principe d’affiliation. Certaines congrégations, prônant des règles de conduite 3 Old Order Amish en anglais. Fabienne Randaxhe et Jacques Légeret se sont concentrés sur cet Ordre pour leurs études. 8 similaires, vont s’affilier ensemble. C’est par le principe d’affiliation que se sont différenciées plusieurs branches dans la communauté amish (l’Ancien Ordre, le Nouvel Ordre, les Beachy Amish, etc.). Enfin, on distingue sur le plan géographique les settlements qui représentent un ensemble de familles amish vivant à proximité. Le settlement est une « colonie » amish, un territoire qui peut être limité à quelques foyers ou parfois regrouper plusieurs comtés. Ces unités géographiques ne sont pas exclusivement réservées aux familles amish car « il n’existe pas, à proprement parler, de villages spécifiquement amish » (Randaxhe, 2004, p.36). Les settlements décrivent des territoires où la présence des Amish est considérable. 1.2. Les Mormons 1.2.1. Un prophète et des saintes Écritures révélées Dans l’ouvrage Mormonism : a very short introduction, Richard Lyman Bushman raconte que les lecteurs et le public ont de tout temps été intrigués par le Mormonisme et ce depuis la publication du Livre de Mormon à Palmyra, en 1830 dans l’État de New York. Le Livre était l’œuvre du premier prophète mormon, Joseph Smith. Les révélations du jeune visionnaire ont immédiatement eu des répercussions dans la presse. À la mort du prophète, les Mormons et leur mode de vie inhabituel (telle que la pratique de la polygamie) ont continué à défrayer la chronique. Le Mormonisme a fait également parler de lui grâce aux vertus qu’il promeut et à l’esprit coopératif, la cohésion familiale et la solidarité qui règnent au sein des croyants. Citons notamment le programme de soutien créé pour assister les Mormons dans le besoin durant la grande dépression de 1929. Aujourd’hui encore, le Mormonisme intrigue. Le mouvement religieux a vu le jour dans les années 1820. Un jeune garçon américain a été témoin de révélations dans l’État de New-‐York. Alors qu’il priait Dieu pour savoir quelle était la vraie religion parmi toutes celles présentes dans sa région, Joseph Smith (âgé de 15 ans en 1820) a été perturbé par une apparition soudaine. Après les faits, Joseph Smith a raconté qu’il avait vu « deux personnages dont l’éclat et la gloire défient toute description, et qui se tenaient au-‐dessus de lui dans les airs » (Gillette, 2012, p. 17) : il s’agissait de Dieu en personne et de son fils, Jésus-‐Christ. Par leur intermédiaire, le jeune homme avait appris que toutes les croyances de son époque étaient faussées et qu’il ne devait en aucun cas 9 adhérer à l’une de ces Églises. Dieu lui a alors promis qu’il serait instruit dans le but de créer une nouvelle Église. Par la suite, un ange envoyé de Dieu lui a remis des plaques d’or. Joseph Smith a déchiffré le contenu de celles-‐ci grâce auquel il rédigea le Livre de Mormon, les saintes Écritures du Mormonisme. Cet ouvrage résume un millénaire de l’histoire américaine (entre le VIe siècle av. J.-‐C. et le IVe siècle de notre ère). Un prophète nommé Léhi a été envoyé par Dieu vers une Terre promise : l’Amérique. Le Livre de Mormon raconte ses aventures, celles de ses descendants, de la visite du Christ au-‐delà de l’Atlantique après la Résurrection et de la guerre décisive qui a opposé les descendants de Léhi aux forces du Mal (représentées par des Amérindiens). L’originalité de ce récit est de donner une place importante à l’Amérique et son peuple dans le clan des acteurs centraux de la religion. Alain Gillette, auteur du livre Les Mormons : de la théocratie à Internet et spécialiste de l’histoire du Mormonisme explique qu’en « dotant l’Amérique ancienne d’une histoire jusqu’alors inexistante, en lui conférant le rôle d’une Terre promise, en y faisant venir le Christ, le Livre de Mormon offre des perspectives spécifiquement américaines à la religion qui va naître » (Gillette, 2012, p. 20). Cet ouvrage prédisait également, pour le millénaire qui suit la révélation de Joseph Smith, un Âge d’Or. Celui-‐ci est censé mener au "Royaume de Dieu sur Terre" qui fera son apparition à la Fin du Monde. C’est à ce moment que le Christ devrait faire sa deuxième apparition sur terre (plus précisément, en Amérique). Chaque être humain correspond à un esprit préexistant et l’humanité, à un nombre d’esprits limité. Lorsque cette réserve d’esprits sera épuisée, le monde ne sera plus et fera place au Royaume de Dieu. Dans les traditions mormones, la procréation est vivement encouragée. « Avoir de nombreux enfants est donc une bénédiction, ce qui rapproche de l’avènement du Royaume de Dieu » (Gillette, 2012, p. 49), c’est pourquoi la polygamie a été longtemps une pratique volontaire chez les Mormons. L’appellation de ce courant religieux est tiré du nom d’un prophète appelé Mormon, révélé à Joseph Smith par les plaques d’or. Le Mormonisme est également appelé Église de Jésus-‐ Christ des Saints des Derniers Jours. Ses disciples ou membres sont appelés les Saints des Derniers Jours4. La plupart des Mormons se considèrent chrétiens. Cependant, cet avis n’est pas majoritairement partagé à l’extérieur du Mormonisme. « Les Mormons se ressentent en 4 Le terme « derniers jours » permet de distinguer le Mormonisme de l’Église chrétienne, considérée comme antique. 10
Description: