Ronnie Quelques années plus tôt, j’ai fait un truc dingue. Un truc qu’une femme rationnelle, normale, n’aurait jamais fait. Non, je n’ai assassiné personne – encore que j’en ai parfois éprouvé l’envie –, mais tout de même, j’ai donné dans l’extrême. Je me suis inscrite en deuxième cycle à la fac. Dans l’Indiana. J’ai quitté un job payé quarante mille dollars par an, un homme qui m’aimait, et la Cité des Anges, pour un salaire de douze mille dollars, une tonne de prêts étudiants, des mecs sans intérêt et une ville d’étudiants entourée de champs de maïs. C’est alors que j’ai commencé à avoir des envies de meurtre. Puis quelque chose de totalement inattendu s’est produit. Les cours de deuxième cycle valaient en fait la peine de se couvrir de dettes. J’ai appris un tas de choses inutiles pour gagner de l’argent (plus bête que moi tu meurs !) et j’ai rencontré un mec. Un mec bien. Pas le mec de mes rêves, non. Dieu merci. Parce que le mec de mes rêves s’est avéré être aussi celui de mes illusions. Il s’appelait LaVarian Laborteux. LaVarian était le seul noir étudiant en thèse à des kilomètres à la ronde, et moi une femme célibataire noire à la recherche de mon Denzel Washington/Cliff Huxtable. J’en suis tombée raide dingue, la tête à l’envers. Mon bon sens me désignait un homme nommé Earl, un grand barman large d’épaules aux longs cheveux blonds et la barbe hirsute. Il dit être tombé amoureux de moi dès que j’ai pénétré dans le bar. Lors de notre première rencontre, je l’ai pris pour un plouc, le mec typique qui roule en Harley, et pour rien au monde je ne nous aurais imaginés ensemble. Je lis des ouvrages de sociologie et de littérature en guise de distraction. Lui n’a pas ouvert un livre pour le plaisir depuis ses dix ans. Je suis constamment en train de tout politiser et de me plaindre que tout est politisé. Earl ignorait le sens du mot « politisé » et, lorsque je le lui ai expliqué, il a déclaré : « Les choses ne sont pas si compliquées. » Il est blanc, je suis noire. A cela, Earl répond : « Ouais. Parfois c’est compliqué, parfois non. » Il a le chic pour cerner l’essentiel. Mais j’avais ignoré mon bon sens et aussi qu’Earl me faisait craquer, que sa forme d’intelligence était différente de la mienne, de celle appréciée par l’université. C’est à ce moment-là que j’avais découvert que LaVarian n’était pas ce qu’on appelle libre – bien que nous ayons couché ensemble, plusieurs fois – en lisant une note de bas de page dans un essai qu’il avait rédigé. Une note dans laquelle il remerciait sa femme de l’avoir aidé à rédiger cet essai. Connard. Peu après, Earl m’avait mis les points sur les i, et en gros signifié qu’il était fatigué de mes bêtises : il était un homme, moi une femme, et nous allions sortir ensemble. Très macho. Et très italien de la part de M. Erardo Lo Vecchio, véritable nom d’Earl. J’aime les Italiens – j’ai un faible pour les machos, et, oui, je suis féministe. Après l’université, j’ai fait un autre truc dingue. Je suis revenue vivre chez moi à Los Angeles – avec Earl. Sans un sou. Nous avons atterri dans le premier taudis, je veux dire appartement, que nous pouvions nous offrir. Verser le premier et le dernier mois de loyer, plus la caution, a englouti nos économies. Les quatre mille dollars restants ont financé le déménagement et notre installation. Maintenant Earl, gros poisson hors de l’eau, est barman dans un bar de notre rue, et moi je donne des cours particuliers. A un démon. J’ai été engagée par la famille de Ian, mais en réalité c’est lui le boss. Mon boss a seize ans. Je ne suis pas du genre à me plaindre, mais je vais me l’autoriser un instant. Dure existence dans un monde cruel que celle d’une femme de trente et un ans dont le gagne-pain dépend de l’ado à qui elle donne des cours – pense-t-il qu’elle est une « garce finie » ou une « idiote totale » ? J’ai eu le plaisir d’entendre mon boss murmurer ces douces paroles alors que je m’échinais à l’aider à progresser vers son avenir de privilégié. Mon salaire n’est pas en danger dans l’immédiat, mais si Ian cesse de murmurer, ou carrément de parler, mes gros chèques – preuves que les riches comptent sur leur argent pour régler tous les problèmes – ne seront plus qu’un souvenir. Je dispose d’un peu de temps parce que je suis encore nouvelle, Ian est encore là, et ses parents – scénaristes télé de gauche hantés par la culpabilité – n’oseraient pas virer une fille noire aussi facilement. — Ils ont peur de passer pour des sales racistes, m’a informée Ian lors de notre seconde session, alors que je lui sonnais les cloches parce qu’il n’avait pas effectué la seule et unique lecture que je lui avais assignée. L’Œil le plus bleu est nul, et vous êtes nulle, mais je suis coincé avec vous jusqu’à ce que j’aie tellement déconné que mes parents me considèrent comme un cas désespéré. Alors seulement, ils se débarrasseront de vous sans mauvaise conscience, avait-il déclaré. Voilà pourquoi vous allez être sympa avec moi. Renversé sur sa chaise, il tiraillait les pointes noires enduites de gel de ses cheveux hérissés. Formidable, non ? Je vous l’avais dit. J’ai su dès le début que j’étais dans le pétrin, à la minute même où mon regard s’est posé sur ce gamin et l’endroit où il vit. Mes propres préjugés se sont réveillés, je dois l’avouer. Je n’ai jamais rencontré une personne riche agréable. En fait, je n’avais jamais rencontré de personne riche avant Ian – mais cela ne m’empêche pas de ne pas les aimer. Pas à cause de ce qu’ils possèdent, mais à cause de ce qu’ils considèrent comme allant de soi. Après deux minutes en compagnie de Ian et son indifférence hautaine envers tout ce qu’il possède, et de toute évidence possédera toujours, j’ai su que je devrais surveiller ma mauvaise attitude, en plus de la sienne. Quand j’étais enfant, ma mère, mon père, mon frère et moi vivions dans le quartier alors connu comme South Central L.A., dans un trois pièces de la superficie de l’entrée de chez Ian. Ma famille est maintenant bien ancrée dans la classe moyenne (encore que j’aie un peu dégringolé de l’échelle sociale depuis l’université). Après l’invitation d’un gang à nous joindre à eux – invitation verbale doublée d’un couteau –, nous avons déménagé en banlieue. Maintenant, des années plus tard, les maisons de mon frère et de mes parents ont des superficies au moins du double de celle de l’entrée de Ian. Depuis que j’ai fait la connaissance de Ian, lui et moi nous voyons toujours seuls. Ses parents ont fait confiance au mari de ma copine Bita, qui m’a recommandée, et m’ont embauchée sans même m’avoir vue. Véritable coup de chance, parce que je suis revenue au bercail sans boulot et qu’il m’en fallait un de toute urgence. — Bonjour, enchantée de faire votre connaissance, avais-je dit à l’adolescent en lui tendant la main. — Cause toujours, avait répondu Ian, fixant ma main les bras croisés. La lumière filtrant par la lourde porte d’entrée digne d’un château se reflétait sur son visage et soulignait la nuance bleue de ses cheveux hérissés. — Cause toujours ? C’est ainsi que vous parlez aux gens que vous rencontrez ? Seigneur ! J’avais fait la grimace comme si une odeur nauséabonde m’avait chatouillé les narines. Il avait haussé les épaules. — Vous êtes mal élevé, avais-je dit. En pensant : « Sale gosse ! » — Et vous, une garce et une totale idiote. Dans un dessin animé, mes oreilles auraient craché de la fumée et mes yeux seraient sortis de leurs orbites. Mais comme je ne suis pas une héroïne de dessin animé, j’avais compté jusqu’à quatre afin de rester maîtresse de moi-même. J’avais eu envie de lui demander s’il était fou de me parler comme ça, puis décidé de ne pas jouer les profs ou les parents. Psychologie inversée et tout ça. J’avais répondu : — Mec, sérieusement. Il avait esquissé un semblant de sourire. — Seuls les mecs blancs trop gâtés s’adressent aux gens de cette façon. Ses yeux s’étaient plissés en deux fentes. Il m’avait regardée d’un air froid, toujours avec son sourire en coin. Nous nous faisions face dans le couloir, comme ceinturés de holsters invisibles. Ian avait fini par renifler. — J’imagine que nous sommes censés travailler dans cette pièce, avait-il dit. Je l’avais suivi dans une pièce proche. Ce jour-là, je n’étais restée qu’une heure avec lui, à lui expliquer que nous allions lire certains ouvrages, puis les discuter, afin d’aiguiser ses capacités analytiques, l’exercer à articuler sa pensée. Comme premier devoir, je lui avais donné le Morrison. Il avait grogné et gesticulé jusqu’à ce que je cesse de parler, puis quitte les lieux. Il avait raison. Au moins en me traitant d’idiote, parce que malgré son attitude déplorable, j’ai décidé de travailler avec Ian. J’ai prétendu que c’était parce que Earl et moi étions fauchés, mais je me connais. Si je suis honnête, je dois reconnaître que cette raison ne compte que pour soixante-dix pour cent. Nous sommes fauchés, mais je suis aussi têtue qu’une mule, et je ne vais pas me laisser faire par un sale gosse comme Ian. C’est la guerre et c’est moi qui la gagnerai. Voilà les trente pour cent qui me poussent à relever le défi. Cette rencontre s’est déroulée la semaine dernière, et je suis de retour, à « travailler dur pour de l’argent », comme le chante Donna Summer. Ian et moi nous sommes installés dans son jardin, encore que « jardin » soit un terme inadéquat pour décrire les lieux. Son « jardin » ressemble à l’un de ces vastes jardins de musée, comme celui du Getty Museum. Les statues bordant le long bassin rectangulaire semblent me narguer, avec leurs sourires discrets ou leurs regards apitoyés. Je les imagine pariant entre elles. — Je lui donne deux semaines, dit la reproduction du David. Vénus, elle, m’accorde un peu plus de crédit. — Ah David ! Un mois. Facile. Ian s’est assis face au bassin, alors que l’attitude normale serait de me faire face. Le livre de Toni Morrison est posé entre nous. — Ian, sois sympa. Il prend une gorgée de citronnade. — Pourquoi serais-je sympa ? Il croise ses mains derrière la tête et s’étire. — Parce que je vais t’étrangler et qu’ensuite je devrais aller en prison ? — Totale perte de temps, dit-il. Je ne le sens pas, je ne le sens pas du tout. Je m’en tirerai très bien dans la vie, même si je ne fous rien à l’école. Tellement vrai ! Les statues nous fixent comme si elles approuvaient Ian. Je perds. Je sirote ma citronnade et décide de cesser de raisonner avec un gamin. — Tu ne le sens pas ? dis-je, fermant L’Œil le plus bleu. Je m’affale sur ma chaise. — Qui t’es toi, tu es nase ou quoi ? Tu te la joues cool avec les blacks ? — Vous n’êtes pas une black, dit Ian, me regardant enfin dans les yeux. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Ça veut dire que j’en connais beaucoup plus que vous sur la musique, sur le hip-hop, et que c’est pour ça que je n’ai pas besoin de ces conneries et que je réussirai dans la vie. Dieu du ciel. Par pitié, épargnez-moi le couplet je-suis-blanc-mais-plus- black-que-toi. Un peu plus tôt, juste histoire de faire la conversation, j’avais demandé à Ian ce que contenait son iPod qu’il semble ne jamais éteindre afin de pouvoir m’ignorer. Il avait ânonné une liste de noms, la plupart dont je n’avais jamais entendu parler. Et alors ? Je ne suis pas noire ? Mais Prince Ian de Beverly Hills l’est, lui, avec sa playlist ? Dans mon enfance, pas un jour ne s’écoulait sans que je n’écoute du blues, du jazz, du R&B. A treize ans, je n’avais jamais entendu parler des Beatles. Etrange, pas de quoi être fière, mais tout de même. Il est temps de clouer le bec à une certaine personne. Je me lève et rassemble mes livres. — D’accord Malcom X. Tu t’y connais en hip-hop ? — Je ne parle pas anglais ? — D’accord. Monsieur Je-sais-tout. Qui est Gil Scott-Heron ? Ian hausse les épaules. — As-tu déjà écouté des negro spirituals ou des work songs ? — Des work songs ? De quoi parlez-vous ? — Commence par James Brown. — Sans blague. — James Brown, Live And Lowdown At The Apollo, volume I, 1962 ? Silence. Je regarde Ian, détendu au bord de sa piscine, sirotant la citronnade que sa domestique lui a apportée parce que ce sale gosse paresseux et mal élevé ne peut pas aller la chercher lui-même. — Tu connais que dalle au hip-hop, lui dis-je. Adieu mon job. — A la semaine prochaine, ai-je ajouté, m’autorisant une bravade avant de sortir. Mais je n’aurais pas été surprise de ne jamais revoir ce gamin. Mon boss s’était révélé un cas désespéré beaucoup plus vite que je ne l’avais imaginé. * Comme il s’agit d’un agréable vendredi soir de septembre, après avoir dévalé les pelouses de Beverly Hills dans ma Honda d’occasion et arpenté notre appartement, nous imaginant SDF et cherchant comment expliquer à Earl que ma grande gueule allait peut-être nous mettre à la rue, je décide de sortir et marcher jusqu’au Baseline, où Earl travaille comme barman, à côté du Dodger Stadium. Notre grand projet est que Earl va travailler comme barman afin d’économiser pour la fac de droit pendant que je continuerai d’écrire, tout en donnant des cours particuliers à plein temps. J’ai accepté à contrecœur l’opportunité de ces cours particuliers proposés par Charlie, le mari de Bita. Hélas, les diplômés d’un MFA, Master of Fine Arts, mais aussi Minables Fauchés sans Argent qui n’ont aucune idée de ce qu’ils vont faire de leur vie, ne peuvent pas faire les difficiles. Au moins jouissons-nous de notre propre appartement. Petit, plutôt délabré, trop cher, mais bien un chez-nous. Je marche lentement jusqu’au bar en faisant claquer mes tongs sur le pavé. Je remarque de nouveaux tags sur l’Echo Park Market : les mots « frog town » s’étalent en travers de l’auvent. La musique mexicaine qui s’échappe des voitures m’assourdit, et les terroristes du voisinage, deux chihuahuas bruns, glapissent et aboient après moi lorsque je passe devant leur enclos cerné de chaînes. Je remarque aussi que le matelas qui se trouvait sur le trottoir les quatre dernières fois que je suis venue au bar à pied a disparu. Lorsque j’entre au Baseline, le bar est calme, si on fait abstraction du juke- box braillant Angie, des Rolling Stones. 19 heures un vendredi soir, c’est encore trop tôt pour les gens cools. Le bar, très grand, comporte trois salles. Je m’attarde près de l’entrée afin d’observer Earl qui ignore ma présence, comme j’aime le faire de temps à autre, et mon cœur s’accélère, exactement comme lorsque je l’observais au Saloon dans l’Indiana. L’éclairage du bar donne à sa nouvelle apparence plus soignée, sans cheveux longs ni barbe, un look intéressant, oserais-je dire : un look de star. Pas de star à peine sortie de l’adolescence, mais de mec canon, à l’ancienne, viril à cent pour cent. Ce soir, Earl semble différent de celui que j’ai rencontré dans l’Indiana. Il est moulé dans un T-shirt blanc et les muscles de ses bras saillent tandis qu’il essuie le comptoir et hoche la tête face à un grand mec venu commander un verre. Lorsque la large main d’Earl s’enroule presque entièrement autour de la bouteille de Campari, tout dans l’attitude de ce grand mec me dit qu’il apprécie le spectacle. J’attends qu’Earl tourne le dos au bar avant de m’installer sur un tabouret. Tandis que je fixe mes chaussures, une serveuse blonde que je n’ai jamais vue fait irruption et enlace Earl par-derrière. Il sourit, mais ôte de sa main libre le bras collé à lui. Elle s’éloigne alors pour servir d’autres clients à l’autre bout du bar. Zut, qu’est- ce que ça veut dire, peloter Earl ainsi ? Lorsqu’il se retourne et me voit, son visage s’éclaire et se creuse de toutes ses fossettes. — Tiens, tiens, dit-il, croisant les bras et se penchant par-dessus le bar. Jolie surprise. — Bonsoir, chéri. Je me penche moi aussi par-dessus le bar et gratifie Earl d’un long baiser. Le grand mec a l’air surpris – et déçu. Après tout, Earl a repoussé les mains de la blonde. — C’est mon mec, dis-je, avec fierté. Je le reluque de haut en bas comme si je voulais le dévorer. Earl rougit et me regarde d’un air signifiant : « Tiens-toi correctement. » — Veinarde, dit le grand mec. Il se lève, son verre à la main. — … De toute évidence, je gaspille mon temps et mon argent. Il sort, après avoir adressé un clin d’œil à Earl. — Bonne soirée mon pote, lui crie Earl, sincère. Voilà pourquoi il plaît tant, aux représentants des deux sexes. Il se verse un verre d’eau, l’avale en trois gorgées et range le verre sous le comptoir. — Qu’est-ce que je te sers, enquiquineuse ? — Qui ça, moi ? dis-je en battant des cils. Je l’attrape par son T-shirt et l’embrasse longuement. — Hé, mec ! lance un type dégingandé. Il se tient au bar depuis le début et nous ne l’avons même pas remarqué. Il ressemble à l’acteur Timothy Hutton. Zut, pour ce que j’en sais, il pourrait être Timothy Hutton – mais je m’en moque. J’embrasse Earl Lo Vecchio. — Et si je prenais un verre ? demande le type. Vu que nous sommes dans un bar. Et que vous êtes le barman. A moins que ce ne soit trop vous demander. Earl lui décoche un regard peu amène. Ce type n’a aucune idée de la vitesse et de la force avec lesquelles Earl pourrait incruster son pied dans son derrière, s’il lui en prenait l’envie. Mais il lui sourit. — Tu as raison, mon pote. Je ne suis pas poli. Je ne fais pas mon boulot. Qu’est-ce que ce sera ?