Chapitre 5: Etude de l'altération des vitraux médiévaux 102 103 5. Etude de l'altération des vitraux médiévaux Les vitraux d'édifices médiévaux (cathédrales, églises, abbayes...) subissent depuis leur mise en place l'action conjuguée du temps et des agents météoriques. L'observation des vitraux sur verrières montre aujourd'hui qu'ils sont altérés, perdant leur translucidité et leurs couleurs. Par ailleurs, des verres de vitraux médiévaux, exhumés lors des fouilles archéologiques, présentent également des figures d'altération importantes. Ce chapitre est ainsi consacré à l'étude de la corrosion qui s'est développée sur des vitraux médiévaux altérés par les eaux météoriques ou enfouis dans le sol. Après avoir observé les figures de corrosion présentes sur les différents échantillons, nous nous attacherons à décrire le comportement des éléments à l'intérieur des pellicules d'altération. La caractérisation des phases d'altération sera ensuite suivie d'un essai de quantification des processus mis en jeu. Enfin, nous discuterons les mécanismes d'altération des verres de vitraux. 5.1. Provenance et description des échantillons Les verres de vitraux étudiés peuvent être différenciés en deux groupes selon leur mode d'altération. Le premier groupe, mis à notre disposition dans le cadre du Programme Franco- Allemand de Recherche pour la Conservation des Monuments Historiques et auquel appartiennent les vitraux des cathédrales St-Gatien de Tours, Ste-Catherine d'Oppenheim, Meissen et Notre-Dame d'Evreux, est constitué par des verres ayant subi, pendant une période de 600 à 800 ans, une altération sur verrières. Ces verres ont été altérés soit par les eaux météoriques: ce sont les faces tournées vers l'extérieur de l'édifice, soit par les eaux de condensation: ce sont les faces tournées vers l'intérieur de l'édifice. Le second groupe comprend des vitraux enfouis dans le sol depuis environ 800 à 1200 ans et altérés par des eaux de porosité et des acides humiques. Ce sont les vitraux de l'abbaye St-Victor de Marseille, de la cathédrale Notre-Dame-du-Bourg de Digne, dont les échantillons nous ont été aimablement fournis par Mme Danielle Foy1 et du Palais Episcopal de Rouen, fournis par M. Le Maho2. Tous ces échantillons ont été exhumés lors de fouilles archéologiques. 1 Laboratoire d'Archéologie Médiévale Méditerranéenne, CNRS, Aix-en-Provence 2 Centre de Recherches Archéologiques Médiévales, CNRS, Caen 104 5.1.1. Vitraux sur verrières: Tours, Oppenheim, Meissen et Evreux. Six fragments de vitraux de St-Gatien de Tours, quatre de St-Catherine d'Oppenheim, un de Meissen et un de Evreux ont été étudiés. La diversité des sites permet de s'assurer de la reproductibilité des observations et des analyses menées sur l'altération des vitraux sur verrières. Les verres de St-Gatien de Tours ont été échantillonnés le 7 février 1992 sur la verrière de Saint Thomas et Saint Etienne sur la Baie 213. Datés du XIIIème siècle sans plus de précision, ces vitraux présentent les colorations suivantes: brun-jaune, bleu-roi, bleu clair, vert clair, rouge rubis et vert bouteille. Les vitraux de St-Catherine d'Oppenheim proviennent d'une rosace de la fenêtre sVIII sur la face Sud de l'édifice, et sont teintés en vert clair, marron, bleu et rouge. Ils sont datés des années 1332/1333. Examinés visuellement, ces vitraux présentent les mêmes caractères d'altération que ceux de Tours. Le verre de la cathédrale de Meissen, de couleur verte, provient de la fenêtre I (Feld.3c), orientée Sud Sud-Est. Il est daté entre du milieu du XIVème siècle (1330-1340). Un échantillon rouge de la cathédrale Notre-Dame d'Evreux a également été étudié. Il provient d'une fenêtre orientée au Nord et est daté du XIIIème siècle. L'altération de ces vitraux se matérialise soit par des plaques opaques et d'extension discontinue sur les faces tournées vers l'extérieur de l'édifice, soit par de simples piqûres éparses sur les faces tournées vers l'intérieur de l'édifice. La coloration initiale du verre est toujours aisément reconnaissable. Les principales caractéristiques de ces vitraux sont résumées dans le Tableau 5-1. 105 Echantillon Site Couleur Date de confection Epaisseur de l’altération, Observations (A.D.) face externe (µm) Op1 Oppenheim Incolore 1332-1333 ≥50 Pellicule incomplète Op2 Rouge ? Pellicule détruite Op3 Bleu ≥40 Pellicule incomplète Op4 Marron 120-160 To1 Tours Vert 1300-1400 ≥90 Pellicule incomplète To2 Rouge 130-140 To3 Incolore ≥80 Pellicule incomplète To4 Bleu clair 110-130 To5 Bleu foncé ? Recouvrement partiel To6 Orange 130-160 Me Meissen Vert 1330-1340 150-220 Pellicule abîmée Ev Evreux Rouge 1200-1300 ? Pellicule détruite Tableau 5-1: Tableau récapitulatif décrivant les échantillons de vitraux sur verrières de Oppenheim, Tours, Meissen et Evreux. Echantillon Site Couleur Date Nature du Epaisseur de Famille Observations d'enfouissement sol l’altération chimique (AD) (µm) DV Digne Vert 1180-1250 Remblai 800-1100 Potassique DB Bleu 1000-1300 DR Rouge 650-1000 DVio Violet ? Pellicule détruite DI Incolore ≥270 Pellicule incomplète SVV Marseille Vert 1251-1300 40-50 SVR Rouge 50-65 SVJ Jaune 30-80 SVI Incolore 260 RVJ Rouen Jaune-vert c. 900 Bois ≥80-90 Sodique carbonisé, mortier RIa Incolore 15-20 RBa Bleu pâle 30 RIb Incolore ? Pellicule incomplète RIc Incolore 20-35 ROa Orange Latrines, ≥1000 Potassique Verre argiles entièrement altéré RA ? ≥1000 idem RV Vert ≈1000 idem ROb Orange ≥1000 idem RBb Bleu ≥1000 idem RId Incolore 300-500 RVF Vert foncé 841 350-550 Tableau 5-2: Tableau récapitulatif décrivant les échantillons de vitraux archéologiques des sites de Digne, Marseille et Rouen. 106 5.1.2. Vitraux archéologiques: Digne, Marseille et Rouen Les caractéristiques de chaque échantillon sont résumées dans le Tableau 5-2. Les fragments de vitraux ayant subi une altération dans le sol proviennent de différentes fouilles archéologiques effectuées dans le Sud de la France dans les années 1970 à 1980, et dans le Nord-Ouest de la France de 1985 à 1993. Les vitraux de la cathédrale Notre-Dame-du-Bourg de Digne ont été exhumés d'une fosse creusée dans un remblai de la fin du Moyen-Age (Foy, 1989). Ils ont été datés, par l'analyse du contexte stratigraphique, de la fin du XIIème à la première moitié du XIIIème siècle. Les échantillons dont nous disposons ont les teintes suivantes: bleue, violette, rouge, incolore et verte. Ils présentent une couche d'altération très importante qui ne se détache pas, sauf pour les verres violets et incolores où le verre sain affleure sur la quasi totalité de la surface. Les vitraux de l'abbaye bénédictine St-Victor de Marseille ont été découverts lors d'une campagne de fouilles dans le porche d'Isarn qui est la partie la plus ancienne de l'église haute (Foy, 1989). Le contexte archéologique indique une date antérieure au début du XIVème siècle. Les échantillons sont de quatre couleurs: vert, rouge, jaune et incolore. Ils présentent une couche d'altération très prononcée et très friable. Les vitraux du Palais Episcopal de Rouen ont été découverts dans des environnements différents, soit en présence de poutres de bois carbonisées et de mortier (échantillons RIa, RIb, RIc et RBa), soit en présence d'argiles dans d'anciennes latrines (échantillons ROa, ROb, RA, RV, RVF, RId et RBb). Ils sont datés de la fin du VIIIème siècle au début du IXème siècle. Leur destruction, attribuée à une invasion par les Vikings en 841 (Le Maho, 1994), a eu lieu environ 50 ans après leur construction. Certains échantillons présentent une altération importante, tandis que d'autres ne présentent qu'une altération relativement fine, donnant un aspect irisé au verre. De plus, quelques verres parmi ceux retrouvés dans les anciennes latrines, ne possèdent plus de verre sain et développent une couche d'altération dépassant le millimètre d'épaisseur. Ce sont les échantillons ROa, ROb, RA, RV et RBb. La couleur originelle de l'échantillon RA n'a d'ailleurs pas pu être déterminée. Il est cependant important de préciser que, lors des fouilles archéologiques menées sur les sites de Marseille, Rouen et Digne, aucun échantillon de sol n'a été prélevé. Seule une description globale de la nature du sol a été réalisée. Ceci constitue un problème quant à la détermination exacte des conditions d'altération de ces verres archéologiques. 107 5.2. Modes de fabrication et composition chimique des vitraux 5.2.1. Modes de fabrication Afin de comprendre les différences de comportements des échantillons face à l'altération, il est nécessaire de connaître leur composition chimique. Des études historiques sur les verres anciens ont déjà permis de distinguer deux grandes familles de verres selon les matières premières utilisées pour la confection du verre de vitrail. Ainsi, les verres anciens sont constitués d'une majorité de silice et de un ou plusieurs oxydes fondants qui permettaient d'abaisser le point de fusion de la silice. Parmi ces fondants, on retrouve principalement la soude et la potasse, les oxydes de calcium et de magnésium ne venant qu'en seconde position. La silice, appelée autrefois "terre vitrifiable", provient de roches siliceuses (granites, grès, laves basaltiques...) prélevées sous différentes formes (blocs, galets, sables...). Cependant, puisque ces roches devaient être préalablement broyées, l'emploi d'un sable siliceux de grande pureté était préféré. Quant à la coloration, elle était obtenue par ajout de faibles quantités d'oxydes d'éléments de transition. Le mélange obtenu entre silice et fondants permettait d'obtenir une température de fusion de l'ordre de 1400°C, atteinte à l'intérieur de fours à bois. Selon les époques et les régions, la composition chimique des verres est sensiblement variable, principalement du point de vue du fondant utilisé. Ainsi, les analyses réalisées sur des verres anciens montrent que le seul fondant utilisé jusqu'au VIème siècle est la soude, provenant sans doute des gisement minéraux d'Orient (Foy, 1989). Il est communément admis que les changements de techniques proviennent des grandes invasions qui ont arrêté les courants commerciaux. La substitution des fondants aurait eu lieu dans le Haut Moyen Age: pour pallier ce manque de soude provenant des dépôts d'anciens lacs d'Asie Mineure et d'Egypte, les verriers occidentaux auraient utilisé des cendres de végétaux forestiers, tels que la fougère ou le hêtre, qui contiennent des quantités importantes de carbonate de potassium. S'il semble absolument sûr que tous les verres antiques soient sodiques, les verres postérieurs fabriqués jusqu'à la Renaissance, sont plus complexes et se partagent en deux grandes familles selon que le fondant principal était la soude ou la potasse. En outre, la coloration des verres était obtenue par l'ajout de pigments riches en éléments de transition (le cobalt est par exemple responsable de la coloration bleue tandis que le cuivre procure une couleur rouge ou verte selon sa valence, etc.). Toutefois, le Cu+, qui procure une teinte rouge, a un pouvoir colorant très fort. Aussi, le verre rouge était-il mélangé 108 à du verre incolore afin d'éviter une trop grande opacité du vitrail. Les verres rouges peuvent alors adopter deux structures différentes selon la technique utilisée: i) les verres plaqués: un support incolore épais est recouvert d'une fine couche de verre rouge, ii) les verre feuilletés: leur coupe présente une alternance irrégulière de couches rouges et incolores. Le verre feuilleté est obtenu par trempes successives de la canne de verrier dans des verres de différentes couleurs (Foy, 1989). L'intensité de la couleur dépend du nombre de couches de verre rouge et/ou de l'épaisseur de celles-ci. Les décors présents sur certains vitraux médiévaux étaient réalisés jusqu'au début du XIVème siècle à l'aide d'une peinture vitrifiable appelée grisaille. Cette grisaille se présente sous forme d'une pâte constituée d'un pigment (oxyde de fer ou de cuivre principalement) et d'un fondant délayés à l'aide de différents solvants (vinaigre, urine, eau gommée, etc.). Le fondant qui permet la vitrification lors de la cuisson, est généralement du verre broyé parfois associé à de l'oxyde de plomb (Perez Y Jorba et Dallas, 1984). La pâte obtenue est appliquée à froid à l'aide de pinceaux et de brosses. Ensuite, la fixation de la grisaille est obtenue par chauffage des pièces enduites à une température de 500 à 600°C. Ces grisailles servaient à rendre le modelé et les détails de l'ornementation. Elles sont aussi très utiles dans l'étude de l'altération des vitraux. Elles constituent en effet un point de repère important permettant de délimiter la surface libre originelle des verres. 5.2.2. Composition chimique La composition chimique des vitraux de Tours, Evreux, Oppenheim, Meissen, Digne et Marseille (Tableau 5-3 et Tableau 5-4) a été obtenue à la sonde électronique et/ou par ICP-MS et ICP-AES sur les parties encore saines. Il est à noter que l'analyse par ICP des parties saines s'est faite après élimination complète de la couche d'altération. Les analyses ICP et sonde électronique sont d'ailleurs en bon accord. De plus, les compositions obtenues à la sonde électronique et présentées dans ce tableau correspondent à une moyenne de 3 à 6 analyses par verre. Dans tous les cas, le verre sain de ces vitraux présente une composition très homogène sans aucune cristallisation ni bulle. Cependant, dans certains verres contenant du cuivre tels que SVV, DV ou RVF, de rares inclusions métalliques de cuivre sont observables. Elles correspondent à des infondus d'oxydes colorants ou à des problèmes de "démixtion" locale. L'ensemble des vitraux médiévaux étudiés sont principalement des verres de composition silico-calcique riche en alcalins. Ils peuvent cependant être scindés en deux 109 familles principales selon l'abondance et la nature du fondant utilisé: la famille des verres potassiques et celle des verres sodiques. Les verres sodiques étudiés, provenant tous de Rouen, contiennent de 65 à 70 pds% de SiO , de 13,5 à 15,5 pds% de Na O et de 7 à 9 pds% 2 2 de CaO. Les teneurs en aluminium varient faiblement et se situent autour de 2 pds% d'Al O 2 3 tandis que les concentrations en magnésium ne dépassent pas 1,5 pds% de MgO avec une moyenne centrée à 0,8 pds%. Ces verres archéologiques sodiques sont à apparenter aux vitraux bleus de la cathédrale de Chartres (Tableau 5-3). En ce qui concerne les verres de la famille potassique, ils sont moins riches en silice, avec des teneurs s'échelonnant de 48 à 60 pds% de SiO . Le potassium varie de 8 à près de 22 pds%, le calcium entre 11 et 28 pds%, 2 tandis que les teneurs en magnésium n'excèdent jamais plus de 8 pds%. Si les vitraux potassiques de Tours, Evreux, Digne et Marseille et Rouen présentent des compositions très similaires, il est toutefois important de remarquer que les verres allemands d'Oppenheim et Meissen sont moins siliceux que leurs analogues français, mais beaucoup plus calciques (Figure 5-1 et Figure 5-2). Ces concentrations élevées en calcium ainsi que la présence de baryum et de strontium suggèrent que la présence de calcium ne serait pas accidentelle et liée à l'ajout des autres fondants (Foy, 1989), mais correspondrait à l'utilisation délibérée de calcaires comme fondants. D'ailleurs, ces verres calco-potassiques semblent provenir préférentiellement de la partie septentrionale de l'Europe médiévale. Ainsi, il est possible de différencier les verres étudiés selon la nature et la proportion des fondants utilisés: • Sodique: Rouen (France) • Potassique et calcique: Rouen, Digne, Marseille, Tours et Evreux (France) • Calcique et potassique: Oppenheim et Meissen (Allemagne) Ces différences de compositions peuvent être considérées réellement comme des signatures de la fabrication des verres (Foy, 1989; Lautier et al., 1993; Gratuze et al., 1997). En effet, elles renseignent non seulement sur la nature des produits utilisés pour la confection du verre, mais aussi sur le savoir-faire des maîtres-verriers, sur les lieux d'approvisionnement, ainsi que sur l'époque de leur fabrication. A ce titre, il est possible de connaître la nature du fondant sodique en reportant la composition de vitraux dans un diagramme Na O-CaO- 2 MgO+K O (Gratuze et al., 1997). La Figure 5-2 montre que la soude est principalement 2 d'origine minérale (natron). Une utilisation de soude d'origine végétale tirerait en effet les compositions vers le pôle MgO+K O. L'étude de l'ensemble de ces vitraux médiévaux montre 2 110 une grande homogénéité de leur composition chimique. Ceci atteste d'un savoir faire commun des maîtres-verriers qui ont su perpétuer une tradition à travers les régions et les époques. L'utilisation de produits naturels non raffinés pour la confection des verres de vitraux est responsable de la présence d'un nombre important d'éléments. Les analyses chimiques réalisées sur ces différents familles de verres révèlent en effet l'existence de plus d'une trentaine d'éléments dont les teneurs sont supérieures au ppm (Tableaux 5-4 et 5-5): éléments de transition, métaux lourds, terres rares, actinides et halogènes, certains atteignant même le pds% (e.g. Cu, Zn, Cl). Une autre conséquence de l'utilisation de produits bruts est la présence dans ces verres de quantités non négligeables d'éléments issus essentiellement de la matière organique tels que le soufre, le phosphore ou le carbone. La richesse en phosphore de l'ensemble des verres potassiques, jusqu'à près de 6 pds%, mérite également d'être soulignée ici. En résumé, ces verres sont avant tout silico-calciques et alcalins et se partagent en deux familles chimiques principales selon le fondant utilisé: les verres sodiques et les verres potassiques, ces derniers se subdivisant en deux sous-familles selon les quantités de calcium présentes. Il est à noter enfin que la grande diversité des éléments présents dans ces vitraux médiévaux constitue l'originalité de cet analogue des verres de confinement. 111
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