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Alfred Jarry : l'experimentation du singulier PDF

279 Pages·2013·1.849 MB·French
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Alfred Jarry FAUX TITRE 389 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, †M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans Alfred Jarry L’Expérimentation du singulier Karl Pollin AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2013 Illustration couverture: portrait de Jarry par Félix Vallotton. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents - Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-3769-4 E-Book ISBN: 978-94-012-1018-8 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2013 Printed in The Netherlands Aux morts : Quinton T. Willis Aurélien et Dany Pollin Et, bien sûr, aux vivants. « Apparently before J. had left us He wrote some poems Wrote them for no-one I guess I’ll show them » Jason Lytle, The Software Slump Remerciements Si les livres surgissent rarement de nulle part, leur existence, très souvent, repose sur un silence, sur un rien. Je remercie Claire Nouvet de n’avoir jamais minimisé l’étendue de ce rien et d’avoir réussi à me communiquer, au fil des années et au gré des rencontres, la farouche intransigeance éolienne qui permet de mieux s’y mesurer, au moment où le sol, lorsque l’on s’y attend le moins, s’effrite sous nos pieds. La publication de ce manuscrit doit également beaucoup à Nikola Delescluse, qui a corrigé les différentes épreuves du texte, qui m’a secouru lors d’inénarrables démêlés estivaux avec Word 2007, et dont l’inestimable voix fraternelle, par-delà l’Océan Atlantique, m’a aidé à surmonter plusieurs moments de découragement, et à m’extraire des quelques impasses dans lesquelles ma lecture de Jarry semblait parfois s’engager. Je remercie l’ensemble du Department of Foreign Languages de l’université de Tulsa (USA) pour la confiance qu’il m’a accordée, et notamment Lydie Meunier pour son indéfectible amitié. Je tiens également à marquer ma reconnaissance aux revues et ouvrages collectifs qui ont déjà publié des fragments de cette re- cherche sous forme d’articles, et qui m’ont autorisé à les reprendre ici dans une version intégralement remaniée. Il s’agit, dans l’ordre chronologique, de « Alfred Jarry, entre épistémologie et science- fiction », in L’école des philosophes 10 (décembre 2008) : 57-70, « Alfred Jarry, poète cymbaliste », in Alfred Jarry et la culture tchèque, Mariana Kunesova Éd. (Ostrava : Ostravská univerzita, 2008), 37-50, et enfin « Le Surmâle de Jarry, ou la marionnette comme expérience de la limite », in Contemporary French and Francophone Studies, 14.3 (2010), 305-312. J’exprime également toute ma gratitude à celles et à ceux qui, par leur soutien, leurs commentaires, leur patience, et leur générosité, ont contribué aux différentes phases de l’élaboration de ce livre : Javier Bravo-Arias, Le French & Italian Department de l’Université d’Emory (Atlanta, USA) – et plus particulièrement Elissa Marder, Geoffrey Bennington et Dalia Judovitz – , Christophe Bident, Evelyne Grossman, Jean Delabroy, Serge Margel, Françoise Davoine, Jean- Max Gaudillière, Jean Decottignies, Didier Pollin, Paulette Dubois, Annie Le Brun, Radovan Ivsic, Patrick Besnier, Julien Schuh, Jill Fell, Nicolaj Lubecker, François Laruelle, Mariana Kunesova, Michel Lantelme, Béatrice Micheau, Larry Schehr, Lisa Harrison, Philippe Sabot, Stéphanie Boulard, Christopher Treadwell, Amin Erfani, Blandine Mitaut, Naïma Hachad, Marilène Haroux, Olivia Choplin, Jason Lytle et Scott Walker – pour la musique –, Kathryn Webb, Chester Desmond, Derek Pierce, Dylan Weaver, les chats Gozu et Isidore. Introduction L’objectif avoué de cette réflexion consiste à revisiter, par le prisme d’une œuvre dite littéraire, la question des singularités. Inutile pourtant de nier que c’est d’abord une rencontre qui est à l’origine de ce projet. Il est de ces rencontres que l’on s’acharne, au fond de soi, à constamment repousser, par crainte sans doute qu’elles nous ôtent un peu trop de nous-mêmes, ou peut-être parce que l’on pressent que la pente aiguë sur laquelle elles nous entraînent rendra d’autant plus précaire la stabilité de notre rapport à la vie. Alors, on reporte à plus tard l’instant de la confrontation, on se croit tenu de prendre quelque distance, sachant bien que, à un moment ou un autre, il ne sera plus possible d’avoir recours aux faux-fuyants. Si ma rencontre avec l’œuvre d’Alfred Jarry est relativement récente (si on la mesure en années-vie), j’avoue qu’il m’est arrivé de croiser son regard par image interposée, il y a de cela bien longtemps. Ce qui m’avait d’emblée frappé, dans ce portrait réalisé par Vallotton en 1901, c’était le regard impavide et déterminé de Jarry, « d’une singulière phosphorescence, regard d’oiseau de nuit »1, comme l’écrirait Rachilde quelques décennies plus tard à propos de son ami. Si ce regard-là défie le monde, ce n’est pas toutefois à la manière d’un ambitieux, qui évaluerait cyniquement, comme un Rastignac, les territoires qu’il est sur le point de conquérir. Toute la puissance de ce regard noir et inflexible semble plutôt être contenue dans la résistance qu’il oppose à celui du spectateur : vous qui croyez pouvoir me saisir par mon image, sachez par avance que je vous ai échappé, que je suis déjà ailleurs, réfugié dans des contrées anonymes qu’aucune carte à ce jour n’est parvenue à représenter. Force est pourtant de constater aujourd’hui que ce ne sont pas les balises qui manquent, en vue de faciliter l’accès à une œuvre protéiforme, qui surprend par sa diversité. L’histoire littéraire nous apprend ainsi que le nom de Jarry trouve sa place dans la constellation post-symboliste, à laquelle il reste encore souvent 1 Rachilde, Alfred Jarry ou le Surmâle des Lettres (Paris : Grasset, 1928), p.15. 10 L’EXPÉRIMENTATION DU SINGULIER associé : à la noirceur de son regard répondrait alors idéalement l’obscurité supposée d’un mouvement poétique, celui-là même qui célébrait, à l’écart du grand public, l’éclat d’une parole autoréféren- tielle, sans prise directe sur la réalité. Cette notion de « symbolisme » dissimule pourtant, par-delà sa fonction unifiante, des projets et des pratiques extrêmement divergents. Comme le rappelle Valéry, il n’y a jamais eu, à proprement parler, d’esthétique ou même d’école symboliste2 : la fonction d’une telle dénomination n’est jamais que de regrouper dans l’après-coup, à des fins classificatoires, une série d’œuvres rebelles qui ont vu le jour en France, entre 1860 et 1900, en marge du romantisme et du naturalisme. Est-il alors bien pertinent d’identifier la démarche de Jarry au moyen de ce terme générique qui en absorbe les points de résistance spécifiques et qui en néglige précisément le caractère singulier ? Cela dit, sitôt écarté le spectre du symbolisme, pointe déjà une seconde balise, qui fait disparaître le nom de Jarry derrière celui de son texte le plus célèbre, Ubu Roi. Cette nouvelle balise, à l’image d’un gigantesque panneau d’autoroute, paraît tellement impo- sante qu’elle semble décourager par avance le lecteur qui s’obstinerait à préférer les chemins détournés. Trop couramment, le public d’aujourd’hui ne retient en effet de l’œuvre de Jarry que cette pièce emblématique : une œuvre dont la première représentation, donnée en 1896 sur fond de scandale, aurait consommé la rupture « historique » entre d’un côté l’avant-garde théâtrale et de l’autre les partisans d’une certaine tradition établie. Quand bien même on pourrait légitimement contester, à la lumière des travaux récents de Patrick Besnier, l’aspect quelque peu mythique de cette répartition bipolaire, Ubu Roi n’apparaît pas moins comme une œuvre qui fait date, aussi bien dans l’histoire du théâtre que dans celle de la mise en scène. Si la critique s’accorde à établir que la pièce a donné lieu à l’invention d’une nouvelle forme d’expression scénographique, elle omet néanmoins 2 Paul Valéry, « Existence du symbolisme », in Variété, recueilli dans Œuvres Complètes I (Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957), pp.686-706. On se souviendra également des propos de Mallarmé qui, en réponse à une enquête menée par le critique Jules Huret, ne se privait pas d’affirmer : « J’abomine les écoles et tout ce qui y ressemble : je répugne à tout ce qui est professoral appliqué à la littérature qui, elle, au contraire, est tout à fait individuelle. Pour moi, le cas d’un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau » (propos cités par Henri Lemaître, La Poésie depuis Baudelaire (Paris : Armand Colin, 1965) , p.107).

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