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Alexis Lecaye PDF

109 Pages·2012·0.49 MB·French
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Alexis Lecaye DAME DE PIQUE Toute ressemblance avec des situations et des personnages réels, vivants ou morts, serait bien entendu une pure coïncidence. 7 Mardi zéro heure quinze En rentrant dans son appartement, elle sentait ses narines imprégnées de l’odeur de la mort, ce mélange de déjection, de sueur aigre et de sang. Elle savait que c’était une sensation purement psychosomatique. Il n’y avait pas – il ne pouvait pas y avoir sur sa peau la moindre molécule organique de l’homme qu’elle avait tué. Elle avait de brefs frissons de fièvre en revivant la scène. Elle avait tué pour rien. L’homme était mort inutilement pour avoir fait suivre sa belle-fille qu’il soupçonnait de tromper son fils. Il n’avait pas compris ce qui lui arrivait. Avant de le tuer, elle s’était assurée que sa femme – absente pour la soirée – n’était pas au courant de l’initiative de son mari. Ce qui lui avait épargné de suivre son destin. Elle avait récupéré le double du contrat du détective dans un tiroir. Pas de trace, pas de mobile. Elle n’aurait pas toujours une chance aussi insolente. Il était même statistiquement impossible qu’il n’y ait pas à un moment donné un gros pépin. Il restait dix noms sur la liste. À cette pensée, elle se sentit soudain prise de faiblesse devant l’immensité de sa tâche. Plus elle s’attacherait à trouver l’origine de la fuite, plus elle créerait les conditions pour que de nouvelles fuites se produisent. Qui sait si elle n’avait pas déjà commis une erreur irréparable ? Laissé quelque chose derrière elle qui la condamnerait un jour. Les progrès des disciplines forensiques étaient tels aujourd’hui que le moindre indice pouvait se révéler porteur d’une incroyable quantité d’informations. Cette nuit, elle avait mis toutes les chances de son côté. Elle était entrée chez l’homme en combinaison de plongée, sous un ample K-way neuf, de quatre tailles trop grand pour elle. Elle portait des chaussons antidérapants, et ses mains étaient protégées par des gants en Spectra, une nouvelle matière synthétique beaucoup plus fine et résistante que le Kevlar. Elle avait les cheveux et le crâne pris dans un bonnet de plongée – comme la combinaison, sous la capuche de son K-way. Noir mat des pieds à la tête, elle était quasiment invisible. Elle avait acquis tous ces objets en Belgique ou aux Pays-Bas, sous une fausse identité. Pour étrangler l’homme, elle s’était servie d’une corde à piano. Depuis son arrivée en France, elle achetait dans des ventes publiques des objets en apparence inutiles qu’elle accumulait dans une cave et qui finissaient parfois par lui servir. Chez elle, une fois ôté et jeté le K-way, elle avait rincé la combinaison de fond en comble, avant de la mettre à tremper dans une solution javellisée. Elle s’était ensuite douchée et savonné toutes les parties du corps, séchée minutieusement et enduite de crème de nuit des pieds à la tête. Entre son nombril et son pubis, son ventre était intact. Pas le moindre picotement annonciateur. Pourtant, l’odeur de mort persistait. Pas d’images. Juste l’odeur. Peut-être son corps s’habituait-il mieux que son esprit à son activité de tueuse. Lady Macbeth, songea-t-elle avec un ricanement sans joie. L’odeur, imaginaire ou non, finirait bien par s’atténuer et disparaître. Autrefois, ses meurtres ne provoquaient pas de telles réactions. À présent, quelque chose avait changé. Elle savait qu’elle était condamnée à subir cette odeur imaginaire pendant des jours entiers. Elle appréhendait le moment où elle devrait vivre avec. Il dormait profondément quand elle se glissa contre lui et se colla à son corps. Elle passa sa main sur ses épaules, sa poitrine, son ventre, heureuse de le sentir si chaud et si vivant. De quoi rêvait-il ? D’elle ? De sa carrière ? Ou de tout autre chose, un univers intime auquel elle n’aurait jamais accès ? De sa première fiancée disparue ? Elle sentit un coup de poignard lui déchirer le ventre. Non, pas ça. Est-ce qu’elle cesserait de l’aimer un jour, aussi brutalement qu’elle s’était entichée de lui ? Non, entichée était un mot faible. Elle avait été bouleversée en l’apercevant pour la première fois, un an plus tôt, presque jour pour jour, parmi la foule d’un vernissage mondain. Ce fut comme un électrochoc, un mouvement brutal de tout son être qu’elle n’aurait jamais cru possible, et qui d’abord la révolta. Personne ne devait avoir un tel ascendant sur elle. C’était inconcevable, humiliant et dangereux. Mais très vite elle comprit qu’elle ne pouvait pas lutter. Elle n’avait pas le choix, il fallait faire avec. Il fallait qu’il soit à elle. Pour le conquérir et le garder, elle devait se montrer aussi prudente et circonspecte que quand elle liquidait ses proies. Aussi impitoyable également. Elle apprit qu’il était fiancé à la fille d’un grand industriel. Une fille du même monde que lui. La fiancée mourut deux semaines après la rencontre. Elle attendit pendant quatre longs mois, profitant de ce délai pour tout apprendre sur lui. Elle était son ange gardien, ombre attentive et aimante, le cœur battant dès qu’une femme séduisante l’approchait de trop près. Elle ne pouvait quand même pas les tuer toutes. Elle se rendit bientôt compte qu’elle se faisait du souci pour rien. Il restait indifférent à tous les travaux d’approche, subtils ou grossiers. Comment l’aborder ? Aucun moyen classique ne paraissait approprié. Elle eut un jour une illumination. Cela demanderait pas mal de chance, c’était une idée folle et romantique, mais c’était le seul moyen pour attirer son attention. Son plan faillit trop bien marcher. Elle échappa à la mort de peu dans l’accident qu’elle avait provoqué, sur une route perdue de campagne. Il lui sauva la vie en parvenant à ouvrir la portière coincée, alors que la voiture était en train de prendre feu. Plus tard, bien plus tard, il lui raconta que le jour de l’accident, il revenait d’une visite aux parents de sa fiancée morte (ce qu’elle n’ignorait pas). La sauver d’un accident si semblable à celui dans lequel avait péri sa fiancée lui avait paru un signe du destin : une vie avait été perdue, et il en avait sauvé une autre, presque dans les mêmes circonstances. — Tu m’aimes à cause de ça ? lui dit-elle, mordue par l’aiguillon d’une soudaine et terrible jalousie contre laquelle il n’y avait plus de remède. — Peut-être en partie. Mais je t’aime surtout parce que tu es toi. Cela ne lui suffisait pas. Il fallait qu’elle pose la question suivante, au risque d’obtenir une réponse qui allait la torturer. — Et elle ? Tu l’aimais vraiment ? — On avait toujours pensé qu’on se marierait un jour, depuis qu’on était petit… Je me rends compte aujourd’hui que ce que je prenais pour de l’amour était une immense tendresse. Marine était plus une sœur qu’une fiancée. — Une sœur plutôt incestueuse, dit-elle sèchement. Il rit. — C’était tellement différent de ce qu’on fait ensemble. Je suis sûr que là où elle est, elle nous regarde, et qu’elle t’aime presque autant que moi. Par moments, il était incroyablement bête. Et en plus il croyait en Dieu. Comment Dieu aurait-il pu tolérer une créature comme elle ? Et si jamais Dieu existait, la pauvre sotte qu’elle avait supprimée, au lieu de se prélasser au paradis, devait se consumer de rage à voir son fiancé et amant faire l’amour trois fois par jour à sa meurtrière. 9 Mardi fin de journée Martin était un piètre cuisinier, mais il connaissait les bons traiteurs de son quartier. Tout son talent culinaire se résumait à une unique recette de gâteau au chocolat, une galette compacte de cacao noir, de sucre, d’œufs, de beurre, et de poudre d’amande absolument indigeste qu’il confectionnait en un tour de main. Il descendit acheter une salade de crevettes et pamplemousse, des tranches de rôti froid (bœuf et porc), plusieurs sortes de moutardes diversement parfumées, des fromages variés, et une glace à la vanille pour accompagner son gâteau. Il acheta aussi de la bière – de la blanche légère et de la rousse –, deux bouteilles de bon vin et une bouteille de Champagne rosé millésimé pour les filles. Elles n’étaient pas censées boire d’alcool, mais il avait lu quelque part que le Champagne à doses modérées n’était pas contre-indiqué pour les femmes enceintes. Il se surprit à chantonner en rangeant les courses dans le frigo, but deux bières, et partit chercher Marion comme promis, avec une bonne demi-heure d’avance. En sortant du métro, à quelques pas du journal, il l’aperçut de l’autre côté de la rue. Elle ne sortait pas du journal, elle y entrait, et elle était en compagnie d’un beau garçon de son âge. Elle le tenait par le bras et riait de quelque chose qu’il venait de lui dire. Ils formaient un si joli couple que Martin se dit qu’il n’avait rien à faire là. Le garçon s’arrêta au seuil de l’immeuble. Marion grimpa une marche et l’embrassa légèrement sur les lèvres. En relevant la tête elle vit Martin. Elle agita joyeusement la main vers lui, sans manifester le moindre embarras. Il traversa la rue et les rejoignit. Il reconnut l’homme à cet instant. C’était un artiste, sculpteur, ami de toujours de Marion, « son frère de cœur », avec lequel elle affirmait n’avoir jamais couché. « C’est impensable, ça serait comme de l’inceste. » En cas de crise, c’est toujours chez lui qu’elle se réfugiait, depuis son adolescence. Et réciproquement. Une relation symbiotique qui ne rendait pas Martin jaloux, ou alors assez superficiellement, quand il prenait le temps d’y penser. Martin serra la main de l’homme – il s’appelait François – et s’aperçut que celui-ci le regardait avec une drôle d’expression. Il se demanda ce que Marion lui avait dit, mais François ne lui laissa pas le temps de s’appesantir sur la question. — Vous avez maigri. Votre visage est devenu très intéressant, dit-il. — Merci du compliment. — J’aimerais faire une tête ou un buste de vous, un jour, quand vous aurez le temps. Le premier mouvement de Martin fut de l’envoyer paître, mais il n’avait rien de particulier à faire, et passer quelques heures avec le frère de cœur de Marion n’était pas nécessairement du temps perdu. — Très bien, dit-il. Quand ? Marion le dévisagea les yeux ronds, pas un instant elle n’avait imaginé qu’il accepterait – et Martin comprit qu’elle n’en éprouvait pas une joie immodérée. — Pourquoi vous ne viendriez pas dîner à la maison ce soir ? dit-il. Il y en a assez pour quatre. Il venait de déstabiliser Marion pour la deuxième fois en moins d’une minute. — François a probablement des choses à faire, dit-elle. — Non, je devais voir ma copine mais elle s’est décommandée. — Il est en train de la quitter, lui dit Marion quelques instants plus tard. C’est drôle que tu l’aies invité à dîner. Je pensais que tu ne l’aimais pas. — Comme on peut se tromper, dit Martin. Mardi début de soirée Olivier revint au bureau tenant à la main une page de carnet arrachée. — J’ai trouvé quelques trucs qui peuvent t’intéresser, annonça-t-il à Jeannette. Des endroits où il doit y avoir des listings de détectives : le CNSP- ARP, un syndicat de détectives privés. France-Détectives, une association internationale de détectives francophones. L’ODF, ordre conventionnel des détectives. Je sais pas ce que ça veut dire. Il y a aussi sur le net le guide « Voilà » des détectives, et puis le CNDEP, c’est la confédération nationale des détectives et enquêteurs… — Tu as commencé à les appeler ? — Oui, mais on n’obtiendra rien au téléphone, on ne connaît pas le nom de la victime. Il faut se déplacer et leur montrer les photos. Jeannette avait horreur de cette manière qu’il avait de lui expliquer des évidences. Une façon de la rabaisser sans qu’elle puisse le lui reprocher. — Eh bien on commence maintenant. Il la regarda, effaré. — On devrait peut-être demander des renforts. — Le temps qu’on obtienne un stagiaire, on aura déjà visité la moitié des adresses. Montre-moi la liste. Olivier lui tendit la page. Jeannette la plia en deux parties égales, la coupa et tendit une des moitiés à Olivier. — Je t’appelle dans deux heures. Elle glissa son arme de service dans son étui de hanche, enfila son blouson, son imper par-dessus, et entoura son cou et ses épaules d’une grosse écharpe en laine et cachemire rose (elle était devenue plus frileuse depuis son agression). Elle prit le reste des photos, sa moitié de liste, et sortit. Il était recommandé de procéder en tandem, mais elle n’était pas d’humeur à supporter Olivier trois heures d’affilée, d’autant qu’il ne pouvait s’empêcher de fumer en voiture. En se mettant au volant, elle se surprit à dire à haute voix « Martin me manque ». Bon Dieu, je deviens folle, se dit-elle. C’était pourtant la vérité. Il lui manquait et pas seulement parce que son absence l’obligeait à être en première ligne, à naviguer seule dans le brouillard. Mais il lui manquait parce qu’il n’était pas là. Je ne suis quand même pas amoureuse de mon patron, se dit-elle en s’engageant dans le trafic, et il est un peu trop jeune comme père de substitution. Mais Martin était un modèle. Elle ne pouvait prendre une seule décision professionnelle – et parfois personnelle – sans lui demander son avis, dans un dialogue imaginaire où elle en profitait pour régler ses comptes avec lui, alors que dans la réalité, leurs échanges se limitaient souvent au minimum. Elle tenta d’expliquer ce manque en le réduisant à une simple carence affective – mon mec est parti depuis un mois – et sexuelle – je n’ai pas baisé depuis l’été –, mais elle savait bien que c’était plus que ça. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Elle n’avait jamais eu envie de coucher avec Martin. Rien que l’idée lui paraissait incongrue. Et inconvenante. Et complètement irréaliste. Et merde ! Le dîner, du point de vue de Martin, était beaucoup plus intéressant que prévu. Isa, Martin connaissait suffisamment sa fille pour s’en rendre compte, n’était pas indifférente à François, et c’était réciproque. Qui a dit que les femmes enceintes ne veulent plus séduire, ou être séduites ? se dit Martin. Un mec, probablement. Marion paraissait un peu tendue, la situation ne semblait pas lui convenir. Frère de cœur ou non, elle était jalouse. François était intelligent et agréable à écouter. Pendant qu’il racontait des expériences professionnelles plutôt amusantes, Marion le regardait avec une expression boudeuse que Martin lui connaissait bien. Il en faisait un peu trop. Elle était agacée et s’efforçait de ne pas le montrer. Pour la première fois depuis bien longtemps, Martin se sentait en paix. Il avança la main et caressa discrètement le ventre de sa compagne. Elle tourna les yeux vers lui, lui prit la main et la porta à ses lèvres. Une bouffée de bonheur lui emplit la poitrine, un sentiment qu’il pensait avoir oublié. François tournait fréquemment la tête vers lui, comme s’il sollicitait son avis ou requérait sa caution morale, il comprit vaguement qu’il s’agissait des rapports entre hommes et femmes, et se sentit incapable d’apporter son grain de sel. Marion paraissait de plus en plus énervée, alors que François continuait à pérorer, et qu’Isa l’écoutait avec une expression de sphynx. Cette expression-là, Martin la connaissait aussi, et il faillit dire à François de se méfier. Mais après tout, à chaque âge ses expériences, et le coup de la misogynie pour draguer, je l’ai fait avant toi, mon bonhomme, songea Martin avant de laisser son esprit dériver. Il se mit à penser au meurtre des berges de la Seine. Pourquoi avait-il songé à un flic ? Quelque chose que Jeannette lui aurait dit ? Ou une intuition venue de plus loin, un souvenir parallèle emprunté à sa vaste expérience professionnelle ? Et cette sauvagerie. S’attarder pour extirper les balles du corps. Jamais il n’avait vu ça. C’était mille fois moins dangereux d’utiliser une arme anonyme et de s’en débarrasser. Il repensa à la classification du criminologue Laurent Montet. Le tueur – la tueuse ? – avait entraîné sa victime d’une zone de risque fort à une zone de risque faible. Si c’était une femme, la situation entière était à risque fort, et même extrêmement fort. Cela indiquait chez la tueuse une dose de détermination et d’organisation extrêmes, à quoi on pouvait ajouter une touche de désinvolture, voire d’humour. Laisser visibles les traces de ses chaussures de sport à l’intention des flics, c’était de la provocation, pas un oubli. Quelqu’un qui ôte les balles du corps de sa victime n’oublie pas d’effacer les traces de ses pas. Elle n’en était pas à son coup d’essai. Et ce n’était pas la dernière fois qu’elle tuerait. Ce qui ne donnait d’ailleurs aucune indication sur le mobile. Je suis prêt, réalisa subitement Martin. — Je reprends le boulot demain, annonça-t-il à la cantonade. Accaparées par François, les filles ne prêtèrent aucune attention à ce qu’il disait. Il se leva et commença à débarrasser les assiettes avant d’apporter le dessert. Il se sentait épuisé.

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