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Alexis Lecaye PDF

261 Pages·2012·0.97 MB·French
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Alexis Lecaye DAME DE CARREAU Pour CBR 1 3 juin En descendant les poubelles, elle sentit qu’elle devait être très rouge, comme chaque fois qu’elle était en colère, contre les autres ou contre elle-même. Rouge, la peau luisante et les cheveux gras après sa journée de travail. Une vraie bombe. Avec la chance qu’elle avait ces jours-ci, elle allait tomber sur le voisin sexy du premier au détour du couloir. Sa colère ne retombait pas. Le coup de la grève dans les transports, son ex le lui avait déjà fait trois fois dans l’année. La petite avait attendu longtemps, harnachée devant la porte, elle avait dû mobiliser toute sa patience pour lui faire ôter son sac à dos et son manteau, avant de la bercer avec des paroles de consolation jusqu’à ce qu’elle s’endorme, et pour comble elle avait dû trouver des excuses à ce père indigne qu’elle avait envie d’étrangler. — Bonsoir. — Bonsoir. Le voisin. C’était écrit. Violette s’était endormie au milieu du grand lit, les joues blanchies par le sel de ses larmes. Aucune des deux n’avait dîné, elle n’avait toujours pas faim. Elle avait un nœud dans le ventre, à hauteur du diaphragme. Son ex avait enfin appelé après trois heures de retard. Elle avait hésité, puis avait fini par réveiller la gamine. Sa fille l’aurait détestée de l’avoir laissée dormir, mais la contraindre à se rhabiller, sa petite bouille gonflée de sommeil, lui avait serré le cœur. Elle n’était pas prête à pardonner. Et en plus elle se sentait coupable. Elle jeta un coup d’œil derrière elle en ouvrant la porte donnant sur la cour, machinalement. Il n’y avait personne et la perspective sombre du couloir lui parut aussi familière que d’habitude. Depuis quelque temps, elle avait l’impression d’être observée. Mais là, elle était trop en rogne pour se préoccuper de cette sensation vague, qui ne s’appuyait sur rien de concret. L’attaque vint par surprise. Elle crut d’abord qu’elle avait trébuché. Ça lui était déjà arrivé. Le cerveau tente toujours de réajuster une situation en fonction des paramètres qu’il connaît. Le second coup, qu’elle reçut au milieu du dos, était indubitablement un coup. Elle tomba à quatre pattes, lâchant les poubelles, ses mains ripèrent sur le ciment, et elle exhala un cri étouffé. Une masse l’aplatit sur le sol, ses deux mains furent rabattues sur ses reins avant même qu’elle songeât à résister. Des menottes claquèrent. Au moment où un cri se formait dans sa gorge, une main chaude et sèche lui couvrit le bas du visage. Un murmure à son oreille. « Un seul cri et je t’égorge. » La main disparut, remplacée par un morceau de tissu rêche. Elle serra les dents pour empêcher le bâillon de passer, mais deux doigts s’enfoncèrent à l’angle de sa mâchoire et elle céda. Un instant plus tard, ses yeux étaient recouverts d’un tissu glissant, opaque et léger. De la soie. Une cagoule de soie. Elle se sentit soulevée en l’air et son estomac entra en contact avec une épaule dure. Son agresseur traversait la cour, ouvrait une porte qui grinça. La poitrine comprimée au rythme de ses pas, elle sentait malgré la cagoule l’air frais de la nuit. Personne n’était là pour voir qu’elle était en train de se faire enlever ? Elle rua de toutes ses forces, et sentit vaciller l’homme. L’instant d’après, elle entendit un déclic, un chuintement hydraulique, et elle quitta l’épaule pour atterrir douloureusement sur une surface dure et plastifiée. Ses jambes furent pliées sans ménagement. Shhh-clic. Plus de son. Elle était dans un coffre de voiture. Une bouffée de claustrophobie la fit se débattre et sa cheville droite heurta un angle saillant. Son hurlement s’étouffa derrière le bâillon. Au cœur de sa panique, une seule pensée rassurante : Violette était avec son père. Le moteur de la voiture démarra et le différentiel fit vibrer le plancher du coffre quand il embraya. Une secousse. La descente du trottoir. Et puis la route, douce et lisse, vers l’inconnu. 2 Elle était étendue sur une bâche en plastique, nue, pieds et poings liés aux quatre points cardinaux, ses vêtements pliés et empilés près d’elle, le visage recouvert de soie noire. Il l’avait soigneusement et entièrement lavée à la lotion, et les disques de coton souillés faisaient un petit tas sur la feuille de plastique transparent. La chair de poule hérissait ses bras et ses cuisses. Elle avait un joli corps, bien proportionné. Elle savait se soigner. La plante des pieds était douce, les fesses lisses, les aisselles et les jambes épilées. Pas mal, pour une femme qui devait assumer seule l’éducation de sa fille et les charges du ménage. Elle tremblait et claquait des dents, bien que la température ambiante fût de vingt-deux degrés. Elle ne pleurait pas, ou plus. Ses doigts de pieds s’écartaient par instants, avant de se recroqueviller. Il mesura son propre pouls et sa tension. 76 – 13-8. Parfait. Il prit ceux de la femme, qui tressaillit à son contact. 132 – 13-5. Le 132 et le 13 étaient dus au stress. Il se souvenait d’une femme dont le cœur avait battu pendant plusieurs heures à 174 pulsations-minute, atteignant des pics de plus de deux cent cinquante, avant de s’arrêter. À ce stade, l’allégresse commençait à monter en lui. De part et d’autre du corps de la femme, deux appareils numériques de prises d’images montés sur trépied avaient commencé à fonctionner, à raison d’une photo haute définition toutes les dix secondes. Il avait essayé avec des caméras, mais il avait été très déçu par le résultat. Il préférait de loin les photos. Les photos découpaient le temps, créaient de l’attente et du mystère, faisaient revivre la scène avec beaucoup plus d’émotion et d’intensité que le film. Et puis, il pouvait regarder son album quand ça lui chantait ou presque. Il suffisait de l’ouvrir et le monde basculait. Ces photos l’accompagneraient de longs mois avant qu’il ne se résolve à les détruire, ne conservant que le disque codé dans un endroit inaccessible. Deux cents images, à raison d’une toutes les dix secondes. Le temps de la cérémonie était d’environ deux mille secondes, un peu plus d’une demi-heure. — Vous pouvez crier si vous voulez, avait-il chuchoté en dénouant le bâillon et avant de la déshabiller. Jusqu’à présent elle n’avait pas répondu à son offre, contrairement à certaines autres. Il n’y avait pas de règles. Il se déshabilla dans le coin le plus éloigné, et vint s’allonger à côté d’elle. C’était à ce moment précis que le plaisir de l’anticipation atteignait son point culminant. Il effleura son ventre du doigt et elle se raidit, comme si un courant électrique l’avait traversée. Elle aspira l’air entre ses dents, mais toujours pas de pleurs, toujours pas de cri. Elle était très réactive, malgré son silence. Son torse et ses flancs étaient couverts d’une pellicule de transpiration, et son ventre émettait des bruits de canalisation. Jusqu’à présent, elle s’était contrôlée, mais elle ne tarderait pas à libérer ses fluides. Il n’y avait pas d’exception. Les accessoires de propreté étaient prêts. Il ne leur en voulait pas de se relâcher ainsi, c’était la nature. Une réaction aussi constante pour les primates que la respiration. Il posa le doigt sur la chair lisse, le fit courir sur le ventre et sur la cuisse, mais resta à l’écart du pubis. Elle était belle, mais elle n’avait absolument rien d’exceptionnel. C’est autre chose qui la liait à lui. Assis en tailleur près du corps étiré, il se remémora les étapes de la capture. Repérage (grâce au miracle Internet et à quelques recherches plus poussées), surveillance (un mois pour savoir tout de sa vie), planification du rapt (quinze jours de vérifications et de contre-vérifications), dernière attente (quinze jours de stase et d’observation, où l’envie mûrissait en lui, jusqu’à devenir lancinante). Rapt. Début du rituel. Il n’y avait pas eu d’accident de parcours, aucune phase chaotique, aucune erreur. Elle se racla la gorge et parla. D’une voix blanche. — Vous allez me tuer ? — Tu te souviens de tes premiers amants ? murmura-t-il. Elle tressaillit. — Réponds à ma question. — De certains, oui. — Je t’aime depuis si longtemps. Il passa la main sur ses hanches et sur le haut des cuisses, lui caressa les joues, très légèrement. La peau de la jeune femme frémit à ce contact. — Parle-moi d’eux. À quel âge tu as commencé à coucher ? — … — Si tu n’as rien à me dire, nous allons passer à l’étape suivante. Sur quoi es-tu allongée à ton avis ? — … Sur du plastique. — Pourquoi ? — … — Je comprends que tu aies du mal à le dire, mais il va falloir que tu le fasses. Il fit tinter une lame contre le sol. Elle se raidit. — Pour que mon corps ne laisse aucune trace. — Oui. Et maintenant, je vais répéter ma question. À quel âge as-tu commencé à coucher ? — À vingt-deux ans. J’ai commencé à coucher à vingt-deux ans. Elle se mit à sangloter doucement. Vingt-deux ans ? Il se leva et mit la musique en route. Le son était doux, mais les notes de piano emplirent l’espace confiné. Soudain, le corps fut parcouru de soubresauts, les membres se tendirent, sa poitrine se souleva, elle se mit à haleter. Hyperventilation. Il attendit. Elle finit par s’apaiser. Elle se racla la gorge. — Vous êtes là ? Il ne répondit pas. — Qu’est-ce qu’on vous a fait pour que vous fassiez ça aux femmes ? Elle ne manquait pas de courage. Elle était même extrêmement courageuse. Ou inconsciente. Cela était déjà arrivé. Ça n’avait rien changé. L’élaboration du mythe contemporain des tueurs en série exigeait un certain nombre de clés inévitables. L’enfance malheureuse en était une. Il avait envie de lui dire que peu d’êtres pouvaient se prévaloir d’une enfance aussi libre et heureuse que la sienne. Il ne dit rien. 4 Sur le bureau de Martin, il y avait deux photos : son fils, dans un petit cadre en bois laqué bleu de chez Habitat, et sa petite-fille, dans les bras de sa fille Isabelle, dans un cadre rose de même format et provenance. Son fils était étendu sur le dos, dans son lit, et braillait tout ce qu’il pouvait. Le message était clair et typique de Marion. Faire ce qu’elle pensait être juste – donner une photo du fils au père mais où elle-même n’apparaissait pas, au cas où Martin aurait pu s’imaginer que c’était là une manière de renouer ou de le faire penser à elle. Marion et Isabelle – en ménage avec l’ami d’enfance de Marion, François – se voyaient souvent, partaient en week-ends ensemble. Martin n’en avait que de vagues échos. À leur séparation, Marion avait regagné son ancien appartement. Il venait voir son fils chez elle une fois tous les dix jours. Des visites qui lui pesaient : après avoir pris deux ou trois fois le bébé dans ses bras, écouté les commentaires de Marion sur sa prise de poids et les premiers signes de douleurs dentaires, il ne savait plus trop quoi dire. Quand Marion en profitait pour faire des courses ou aller à des rendez-vous – de plus en plus fréquemment –, il pouvait se détendre un peu. Il ne voyait chez elle aucun signe d’une présence masculine, mais cela ne signifiait sans doute rien. Elle avait regagné sa sveltesse à une vitesse stupéfiante, elle était plus vive et jolie que jamais. Quand le téléphone sonnait et qu’elle engageait la conversation avant de s’isoler dans sa chambre en refermant la porte derrière elle, Martin avait un pincement en voyant son visage s’éclairer et en entendant son rire, alors que face à lui, son expression restait indéchiffrable et son sourire aussi peu personnel que celui d’une hôtesse d’accueil. Pour se dire bonjour et au revoir, ils ne s’embrassaient pas, ne se touchaient pas. Deux mois après la naissance, elle avait fait un état de toutes les dépenses concernant le bébé et lui avait demandé d’en payer la moitié. Elle lui avait annoncé qu’il en serait ainsi jusqu’au jour où leur fils aurait acquis son indépendance financière. Pas un sou pour elle, mais l’exacte moitié de tout ce qu’elle dépenserait pour le bébé. Lait, biberons, couches, vêtements, et plus tard, scolarité, vacances, activités, fac… Elle ne prendrait pas de décision importante le concernant sans consulter Martin, mais c’est elle et elle seule qui prendrait la décision définitive. Elle avait tout prévu, avec une précision de notaire. Martin avait tout accepté, sans discuter. Il avait la certitude qu’elle le détestait, sans bien savoir pourquoi. Il préférait d’ailleurs ne pas le savoir, mais il ne voulait rien faire qui puisse intensifier son ressentiment. Jeannette regardait Martin lire le PV, le torse penché en avant, les deux mains à plat sur le bureau. Il ne bougeait que pour passer à la page suivante. Quand il eut achevé sa lecture il revint au début. Il faisait partie de ces hommes auxquels la séparation réussissait. Il avait l’air en excellente forme, plus mince, même si de nouvelles rides étaient apparues sur son front, même si ses cernes plus profonds et ses joues plus creuses le vieillissaient. C’est trop injuste, se dit-elle. Chez une femme de quarante-huit ans, ce serait une catastrophe. Chez un homme, cela donne de la maturité et du charme en plus. Pourtant, les signes de sa vie solitaire étaient indubitables. Martin n’avait jamais été un dandy. Il avait un style à lui, dénué d’affectation, ses vêtements, souvent disparates, perdaient leur singularité en s’adaptant à son corps massif, mais sa veste en lin clair aurait eu besoin de faire un tour au pressing, et personne ne s’était donné la peine de lui dire qu’il ne s’était pas bien rasé la joue gauche. Les seuls accessoires qu’il portait étaient une montre d’aviateur tout en acier offerte il y a une quinzaine d’années par sa deuxième femme, Myriam, un holster de cuir noirci par le temps clippé à sa ceinture (quand il pensait à le prendre) et une paire de lunettes noires pour conduire, ce qui lui arrivait de plus en plus rarement. Il préférait bourrer les poches de ses vêtements de clés, d’agenda, de portefeuille et de carnets plutôt que de s’encombrer d’une sacoche comme ses collègues. Jeannette le soupçonnait d’avoir gardé une vision aventureuse, voire enfantine, de son métier. Il posa le PV sur son bureau, se carra dans son fauteuil en s’étirant. Il pouvait s’étirer comme cela où qu’il soit, avec une indolence de gros chat. — Qu’est-ce que tu en penses ? dit-il. — Je l’ai vue hier, mais je voudrais que tu la rencontres. J’ai pris rendez- vous à six heures. Elle rentre de son travail à cette heure-là. Elle est graphiste. Une petite boîte où ils sont trois. Ils ont des contrats avec des ministères, des éditeurs, ils créent des logos d’entreprises, ce genre de choses. Ça a l’air de marcher plutôt pas mal. Mais ce n’est pas non plus la fortune. — Elle vit seule ? — Avec sa fille de cinq ans. Pas d’homme à demeure depuis sa séparation. Un immeuble de la rue de la Fontaine-aux-Rois.

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