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alain desrosières MASSES, INDIVIDUS, MOYENNES PDF

26 Pages·2008·1.73 MB·French
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alain desrosières MASSES, INDIVIDUS, MOYENNES: e 1 LA STATISTIQUE SOCIALE AU XIX SIÈCLE Qui, des masses ou des individus, fait l'histoire? C'est dans ces termes un peu vieillots que la question du nombre a souvent été posée. Cette façon de dire recouvre d'autres questions. Comment et pourquoi les individus se rassemblent-ils? Qui les agrège, politiquement, scientifiquement? C'est Xamont de l'alternative entre holisme et individualisme qu'il faut travailler pour comprendre comment une masse peut devenir un tout, une chose agissante. Les inventeurs de la moyenne et les statisticiens sociaux du XIXe siècle ont largement contribué à outiller cette question. On reprendra ici quelques moments de cette genèse des sciences sociales, en suggérant combien l'histoire des formes statistiques est plus foisonnante que ce qu'en montrent les routinisations scolaires. Les sciences sociales se sont constituées en réponse aux angoisses suscitées par la destruction des liens sociaux traditionnels résultant des deux révolutions : politique en France et industrielle an Angleterre. Développant cette hypothèse dans son ouvrage sur « La tradition sociologique », Nisbet (1966) offre une perspective montrant ce qu'il y a de commun entre des auteurs qu'on oppose en général, Marx et Le Play, Comte, Tocqueville, Durkheim ou Weber, au moins dans les questions auxquelles ils veulent répondre. Comment penser la société comme un être collectif, une fois que la pyramide des corps et des états, culminant dans le roi, a été balayée? Le thème des «masses» apparaît, dans ce contexte, comme le produit, vaguement inquiétant, de cette destruction: la société n'est plus alors vue comme un tout hiérarchisé et structuré, mais comme un ensemble d'individus atomisés et grégaires, un « sac de pomme de terre». La dénonciation implicite que suppose l'emploi de ce terme de 42 « masses » est double : d'une part les individus disparaissent en tant que membres de « corps constitués » (famille, corporations), dotés de places bien différenciées, et d'autre part ils disparaissent aussi en tant que personnes susceptibles d'affirmer une volonté autonome ou, a fortiori, de créer. Mais, dans sa galerie de portraits par ailleurs si suggestive, Nisbet fait peu allusion à une autre tradition, toute aussi importante pour répondre à l'inquiétude suscitée par le nombre sans formes, celle de la statistique sociale. Les travaux des « statisticiens moraux » (Quetelet, Villermé), des démographes, puis des eugénistes anglais inventeurs des outils de la statistique mathématique (Galton, Pearson) sont, eux aussi, à l'origine d'une « tradition statistique » qui a au moins une chose en commun avec la littérature sur « les masses » : elle prend acte de la mise en équivalence potentielle entre les individus, qui résulte des transformations politiques et économiques du XIXe siècle. Mais alors que les « masses » ont une connotation plutôt inquiétante, le thème de la « moyenne », popularisé par Quetelet dans les années 1830, et retravaillé ensuite, presque dans les mêmes termes, pendant près d'un siècle, donne de cette même mise en équivalence une version beaucoup plus positive. Celle-ci ne sera remise en cause que dans les dernières décennies, quand la critique de la technique redeviendra un thème « de progrès », alors qu'elle était plutôt, auparavant, un thème idéaliste et passéiste. Mais on ne peut comprendre l'importance du débat sur « la moyenne » qui agite le XIXe siècle, si on le réduit à une question purement intellectuelle ou philosophique : ce débat apparaît alors un peu ridicule, et, en tout cas, complètement dépassé et enterré par les outils cognitifs inventés depuis, par exemple en statistique mathématique. Il s'éclaire en revanche, si on l'associe à une façon alors complètement nouvelle de gérer les problèmes sociaux, par exemple ceux de la santé ou de la pauvreté, qui se développe à la même époque. Cette façon de gérer est liée à une conception probabiliste de ces problèmes, traités désormais à une échelle de masse, grâce à une transformation profonde du rôle dévolu à l'État. On voudrait le suggérer ici, en rappelant d'abord ce qui a fait, historiquement, la force du modèle de Quetelet, que l'on a du mal à imaginer aujourd'hui, puis en décrivant quelques débats sur les problèmes de santé, qui tournaient précisément autour de la pertinence de l'usage des moyennes et des mises en équivalence qu'elles supposent, et en montrant enfin, à l'aide d'une comparaison entre la France et l'Angleterre, comment ces façons de penser « en masses », grâce aux outils et aux institutions statistiques, sont liées aux formes spécifiques de la construction de l'État1. Quetelet et ses interprètes Le débat sur Γ« homme moyen » et les « penchants », instauré par Quetelet vers 1835 se poursuit et rebondit sous des formes variées pendant un siècle, et se révèle a posteriori gros de certaines questions centrales pour les sciences sociales, à commencer par la nature de l'écart 43 essentiel, proclamé par les fondateurs de la sociologie, entre le groupe social et la somme des individus qui le composent. Si cette discussion sur la moyenne semble, dans sa formulation strictement arithmétique, dérisoire, elle recouvre en fait différentes façons de tirer parti de la même forme élémentaire. Ces différences sont reflétées par l'ambivalence des mots « type », « modèle » ou « idéal » : la série des interprétations successives du subtil raisonnement de Quetelet est à cet égard significative. Son point de départ est l'observation de la contradiction entre la diversité des caractéristiques physiques ou morales des individus, et la régularité constatée de mesures effectuées sur des populations nombreuses : tailles, naissances, mariages, crimes, suicides. A partir de là, l'argumentation est serrée. Quetelet étudie d'abord la diversité de caractères physiques, comme la taille, facilement mesurable, et se demande si il y a une unité sous cette diversité. Or il trouve cette unité grâce à la mise en relation de la distribution des tailles (la fameuse « courbe en cloche ») avec une forme providentielle sur laquelle il va broder pendant quarante ans : la « loi des erreurs » issue des travaux des probabilistes. Celle-ci vise à rendre compte de la dispersion des erreurs de mesure, ou des impacts de tir autour du centre d'une cible. Cette « loi normale » est une expression mathématique constituant une bonne approximation d'une distribution de mesures imparfaites d'une grandeur existant indépendamment de ces mesures (l'ascension droite d'une étoile par exemple), ou d'une distribution d'impacts de tir autour d'un but. Que ce soit pour les mesures ou pour les impacts, la distribution présente une forme, dont on peut montrer qu'elle résulte de la composition d'un grand nombre de causes d'erreur, petites et indépen dantes les unes des autres : c'est la « courbe de Gauss ». A ce moment intervient la première mise en relation décisive, reposant sur des identités de formes: étudiant la distribution des diverses tailles d'un groupe de conscrits, Quetelet observe la même forme de distribution, symétrique autour d'un maximum et décroissante si on s'en éloigne, qu'il avait déjà constatée pour les diverses mesures d'une même grandeur. De ce premier « ajustement » à un « modèle » au sens contemporain, il infère que les écarts par rapport à la tendance centrale sont de même nature: des imperfections dans la réalisation effective d'un « modèle », au sens premier du mot. La célèbre histoire des coptes d'une statue parfaite d'Apollon, commandées par le roi de Prusse à mille sculpteurs, résume cette opération de rapprochement des deux formes que constituent d'une part la distribution des mesures imparfaites d'un même objet, et d'autre part celle des tailles des membres d'un groupe: les sculpteurs ne sont pas parfaits et les mille statues copiées ont des tailles qui se distribuent comme celles des conscrits. Le Créateur est alors l'équivalent du roi de Prusse, et les individus des réalisations imparfaites d'un modèle parfait: « Les choses se passent comme si la cause créatrice de l'homme, ayant formé le modèle du type humain, eût ensuite, en artiste jaloux, brisé son modèle, laissant à des artistes inférieurs le soin des reproductions» (Quetelet, cité par A. Bertillon 1876). 44 Quetelet peut alors penser simultanément trois formes dont les rapprochements ou oppositions pourront alimenter tous les débats, dans la suite de cette histoire. La « moyenne objective » correspond à un objet réel, soumis à un certain nombre d'observations. La « moyenne subjective » est le résultat du calcul d'une tendance centrale dans le cas où la distribution présente à peu près une forme normale (cas des tailles). Seuls ces deux cas méritent vraiment le nom de « moyenne ». Le troisième cas se présente si la distribution n'est pas du tout normale : Quetelet l'appelle « moyenne arithmétique » pour souligner le fait que c'est une pure fiction, tandis que, dans le deuxième cas, la forme normale de la distribution atteste l'existence d'une « perfection » sous-jacente à la multiplicité des cas, et justifiant le calcul d'une « vraie » moyenne. Poursuivant ensuite ses mesures sur d'autres attributs physiques (membres du corps, poids...) pour lesquelles il observe aussi des distributions normales, il infère l'existence d'un « homme moyen » idéal, réunissant toutes les caractéristiques moyennes, et constituant l'objectif visé par le Créateur, la « perfection ». La deuxième mise en relation décisive est faite entre les attributs physiques et les attributs moraux: les premiers comme les seconds révèlent, en moyenne, une réguhnté importante pour peu que l'on considère les masses. Les tailles moyennes, les « formes moyennes » du corps humain varient peu, et ceci s'explique par la loi des grands nombres, si on interprète la diversité des cas singuliers en termes de réalisations s'écartant aléatoirement d'un modèle, selon un ensemble de causes nombreuses, petites et indépendantes. Si donc les tailles des hommes singuliers sont assez dispersées, les moyennes des tailles de deux ou plusieurs groupes d'hommes sont, elles, très voisines, pour peu que les groupes aient été constitués au hasard. Or on observe le même type de stabilité statistique à propos des nombres de mariages ou de crimes, malgré le caractère éminemment individuel des décisions de se marier ou de tuer. Le rapprochement de ces deux sortes de régularités, portant sur des masses et non sur des cas singuliers, les unes sur des caractères physiques et les autres sur des caractères moraux, permet de boucler le raisonnement : les décisions de type « moral » sont les manifestations de « penchants » distribués aléatoirement autour des types moyens, dont la réunion constitue les attributs « moraux » de l'homme moyen, idéal voulu par le Créateur, symbole de perfection. De ce raisonnement habile, il est intéressant de suivre les réinterprétations successives depuis Adolphe Bertillon (1876), Lottin (1908), Durkheim (1893) et Halbwachs (1912), jusqu'à Canguilhem (1943). Le médecin Adolphe Bertillon est un des principaux diffuseurs en France du modèle de l'astronome mathématicien Quetelet. S'il garde l'essentiel de l'argument, il laisse tomber le dessein du Créateur et la tendance à la perfection, pour retenir l'idée que la distribution normale est révélatrice de l'existence d'un « groupe naturel », d'une espèce. Dans ce cas, « les individualités qui forment la collectivité dont on détermine une grandeur moyenne concourent vers un seul type, constituent un groupe naturel2 ». Il envisage d'ailleurs de réserver le nom de 45 « moyenne typique » aux deux cas des moyennes objectives et subjectives, en refusant même le nom de moyenne au cas où la distribution n'est pas normale : ceci montre bien l'efficacité de l'assimilation de toute distribution normale à la réalisation imparfaite d'un modèle. Par ailleurs il récuse explicitement l'assimilation du type moyen observé avec un éventuel idéal : « Ce mélange d'attributs d'ordre composite ne peut constituer un être parfait, un idéal ; l'homme qui en serait doué ne serait en effet ni beau, ni laid, ni bon, ni mauvais ; image des imperfections de la foule, il réaliserait tout au plus le type de la médiocrité » (Bertillon 1876)3. Il conteste donc le caractère à la fois médiocre et fictif du type moyen résultant de la composition des moyennes élémentaires, pour ne retenir que le fait que la forme normale est un indice de la réalité d'un groupe, symbolisée par la notion de « type ». Cette idée de consistance des groupes, qui seule peut justifier la pratique des calculs statistiques, sera ensuite abondam ment reprise par Simiand et Halbwachs, car elle renvoie à la notion durkheimienne d'existence collective du groupe, mais ces derniers contestent l'interprétation probabiliste de Quetelet et Bertillon, remettent en cause la notion de composition de causes petites, nombreuses et indépendantes. La forme normale va fournir aux sciences sociales naissantes un moyen d'objectiver la notion d'« espèce », très présente dans les écrits de ce temps, et visiblement inspirée des sciences naturelles. Les naturalistes ont, avec la possibilité de reproduction par accouplement, un critère net pour délimiter des espèces. En matière sociale, l'idée d'homogénéité d'une espèce (qui peut rassembler des individus, des faits sociaux, ou même des « sociétés », chez Durkheim) reçoit avec cette forme un statut d'objet scientifique4, grâce à la connexion avec la loi des erreurs de mesure, qui a le grand mérite de donner une forme certaine à l'incertain, et «d'apprivoiser la chance» (Hacking 1981). Cette forme est tellement forte qu'elle va pouvoir intervenir dans le débat que le développement des sciences « positives » fait naître entre partisans du « déterminisme » et du « libre arbitre », en en modifiant profondément les termes. En effet la loi des grands nombres se prête à plusieurs types d'interprétations. D'une part elle permet aux déterministes de récupérer les phénomènes où, au niveau individuel ou atomique, règne l'incertain (physique des particules ou sciences sociales). Mais elle permet aussi aux partisans d'un aggiornamento de la pensée idéaliste, de formuler un compromis: celui-ci est bien exprimé par J. Lottin, exégète catholique belge et principal biographe de Quetelet (Lottin 1912). Ainsi le Journal de la société statistique de Paris publie en 1908 une étude détaillée de celui-ci sur « la statistique morale et le déterminisme » (Lottin 1908), qui, de la régularité observée des mesures physiques ou morales, expose deux explications possibles, entre lesquelles, dit-il, l'observation statistique 46 ne peut dire laquelle est la bonne. L'une attribue à « la nature » la possibilité d'agir selon des lois, tandis que l'autre suppose « une conjonction de causes contingentes sans liens naturels » : « Selon la première, le corps de l'homme a la propriété naturelle de s'assimiler les influences constantes (climat, nourriture, etc.), dans telle proportion déterminée par la nature même de ses tissus et de ses besoins essentiels. La propriété étant en connexion nécessaire avec la nature de l'homme, nous avons tous les éléments de l'induction scientifique : si nous parvenons à découvrir cette propriété, nous pourrons énoncer la loi de la taille de l'homme adulte : la conjonction des causes constantes est dictée par la nature même. Si nous savions éliminer les circonstances de temps et de lieu, nous aurions la loi de la taille de l'homme en général, de l'homme moyen de Quetelet. Mais une seconde hypothèse est possible aussi: la conjonction des causes est purement contingente: elle ne dérive pas d'un lien naturel entre les causes, mais de ce que Stuart Mill appelle une pure « collocation » de causes, que ne relie aucune propriété naturelle. En d'autres temps, en d'autres lieux, ces causes s'uniront dans des rapports absolument différents ; leurs résultats n'auront rien de commun » (Lottin 1908, p. 327). Après une discussion serrée des arguments des deux cas, Lottin conclut, par une motion de synthèse, que la statistique ne peut conclure. Elle permet « d'établir des inductions sociologiques, pourvu qu'on n'applique les résultats qu'à la masse»: « Or, les régularités dont témoignent les statistiques s'expliquent suffisamment par la présence constante d'un ensemble de causes communes agissantes. Cet en semble, le milieu social en somme, produira régulièrement les mêmes effets. Le milieu social n'étant que relativement constant, les effets montreront la même relativité dans leur constance. La preuve d'un véritable déterminisme social n'est donc pas encore faite. Que reste-t-il? Uniquement, un ensemble d'influences relativement constantes, provenant de la stabilité relative du milieu social, auxquelles, normalement, acquiesce ra la plupart des individus qui se trouvent dans l'occasion de poser les actes relevés par la statistique morale. Cette formule laisse à la liberté son rôle entier, et légitime, dans les limites permises, l'énoncé de lois sociales : elle permet d'établir des inductions sociologiques pourvu qu'on n'applique les résultats qu'à la masse, et que, tenant compte de la mutabilité du milieu social et des influences individuelles toujours possibles, on ait soin de ne pas vouloir prédire avec certitude la marche future des événements. » (Lottin 1908, pp. 341-342) 47 Durkheim et l'homme moyen Il est intéressant de comparer les formulations qui précèdent avec celles de Durkheim. Celui-ci évoque au moins trois fois le « type moyen » et Quetelet : dans la Division du travail social (DTS) en 1893, dans les Règles de la méthode sociologique (RMS) en 1894, et dans le Suicide (SUD en 1897. Or ses conceptions semblent évoluer, en particulier entre les deux premiers ouvrages et le troisième. Cela peut être lié aux contextes différents dans lesquels il les aborde : les effets de l'hérédité dans la DTS, la définition du normal et du pathologique dans les RMS, et l'interprétation d'un fait statisquement très rare dans le Suicide. Mais cela peut refléter aussi une réelle évolution. En 1893, dans une discussion sur le poids relatif de l'hérédité et du milieu social, à partir d'une interprétation des résultats de Galton, il déduit que ce sont surtout les attributs du « type moyen » qui sont transmis par l'hérédité, les attributs individuels étant plus volatiles et « passagers » : « Or, le type moyen d'un groupe naturel est celui qui correspond aux conditions de la vie moyenne, par conséquent aux plus ordinaires. Il exprime la manière dont les individus se sont adaptés à ce qu'on peut appeler le milieu moyen, tant physique que social, c'est-à-dire au milieu où vit le plus grand nombre. Ces conditions moyennes étaient les plus fréquentes dans le passé pour la même raison qui fait qu'elles sont les plus générales dans le présent ; c'est donc celles où se trouvait placée la majeure partie de nos ascendants. Il est vrai qu'avec le temps elles ont pu changer ; mais elles ne se modifient généralement qu'avec lenteur. Le type moyen reste donc sensiblement le même pendant longtemps. Par suite, c'est lui qui se répète le plus souvent et de la manière la plus uniforme dans la série des générations antérieures, du moins dans celles qui sont assez proches pour faire sentir efficacement leur action. C'est grâce à cette constance qu'il acquiert une fixité qui en fait le centre de gravité de l'influence héréditaire. » (DTS, pp. 314-315) Ce texte donne ainsi, des attributs caractérisant un groupe en tant que collectif distinct de ses membres, une version d'allure darwinienne que l'on ne trouve plus aussi nettement dans des textes ultérieurs, mais fréquente en revanche chez Halbwachs. Dans les Règles, en 1894, Durkheim cherche à distinguer le « normal » et le « patholo gique ». Sans faire allusion directement à Quetelet et à la loi « normale », il est conduit à assimiler le « normal » au plus général : 48 « Nous appellerons normaux les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques. Si l'on convient de nommer type moyen l'être schématique que l'on constituerait en rassemblant en un même tout, en une sorte d'individualité abstraite, les caractères les plus fréquents dans l'espèce avec leurs formes les plus fréquentes, on pourra dire que le type normal se confond avec le type moyen, et que tout écart par rapport à cet étalon de la santé est un phénomène morbide. Il est vrai que le type moyen ne saurait être déterminé avec la même netteté qu'un type individuel, puisque ses attributs constitutifs ne sont pas absolument fixés, mais sont susceptibles de varier. Mais qu'il puisse être constitué, c'est ce qu'on ne saurait mettre en doute, puisqu'il est la matière immédiate de la science ; car il se confond avec le type générique. Ce que le physiologiste étudie, ce sont les fonctions de l'organisme moyen et il n'en est pas autrement du sociologue. » (RMS, p. 56) De même que l'on apercevait le vocabulaire darwinien dans le texte précédent, on reconnaît Quetelet dans celui-ci. En revanche, la distance par rapport à Quetelet est beaucoup plus grande dans le Suicide, en 1897. A ce moment, le problème est pour lui d'interpréter la régularité d'un fait très rare, qui ne saurait donc caractériser « l'homme moyen ». Passant en revue les « explications » du suicide, il évoque Quetelet, mais prend ses distances: « Quand Quetelet signala à l'attention des philosophes la surprenante régularité avec laquelle certains phénomènes sociaux se répètent pendant des périodes de temps identiques, il crut pouvoir en rendre compte par sa théorie de l'homme moyen, qui est restée, d'ailleurs, la seule explication systématique de cette remarquable propriété. Suivant lui, il y a dans chaque société un type déterminé que la généralité des individus reproduit plus ou moins exactement, et dont la minorité seule tend à s'écarter sous l'influence de causes perturbatrices »... (Suicide, p. 337) « A ce type général, Quetelet a donné le nom de type moyen, parce qu'on l'obtient presque exactement en prenant la moyenne arithmétique des types individuels. »... (Suicide page 338) « La théorie semble très simple. Mais d'abord, elle ne peut être considérée comme une explication que si elle permet de comprendre d'où vient que le type moyen se réalise dans la généralité des individus. Pour qu'il reste identique à lui-même alors qu'ils changent, il faut que, en un sens, il soit indépendant d'eux ; et pourtant, il faut aussi qu'il y ait quelque voie par où il puisse s'insinuer en eux. »... (Suicide p. 339) 49 La discussion de Quetelet le conduit alors à préciser fortement en quoi la « constitution morale des groupes » diffère radicalement de celle des individus. Utilisant une catégorie issue de la psychologie, la « cénesthésie »5 il caractérise ainsi cette constitution morale : « Car, comme chaque société a son tempérament dont elle ne saurait changer du jour au lendemain, et comme cette tendance au suicide a sa source dans la constitution morale des groupes, il est inévitable et qu'elle diffère d'un groupe à l'autre et que, dans chacun d'eux, elle reste, pendant de longues années, sensiblement égale à elle-même. Elle est un des éléments essentiels de la cénesthésie sociale ; or, chez les êtres collectifs comme chez les individus, l'état cénesthésique est ce qu'il y a de plus personnel et de plus immuable, parce qu'il n'est rien de plus fondamental. » {Suicide, p. 343) Il est alors conduit à développer longuement comment le sens moral collectif peut s'écarter beaucoup, et parfois s'opposer aux comportements individuels de l'écrasante majorité, ce qui, pour le coup, éloigne totalement le malheureux « type moyen » du « type collectif» d'une société: « Ils ne sont pas très nombreux ceux qui ont des droits d'autrui un respect suffisant pour étouffer dans son germe tout désir de s'enrichir injustement. Ce n'est pas que l'éducation ne développe un certain éloignement pour tout acte contraire à l'équité. Mais quelle distance entre ce sentiment vague, hésitant, toujours prêt aux compromis, et la flétrissure catégorique, sans réserve et sans réticence, dont la société frappe le vol sous toutes ses formes ! Et que dirons-nous de tant d'autres devoirs qui ont encore moins de racines chez l'homme ordinaire, comme celui qui nous ordonne de contri buer pour notre juste part aux dépenses publiques, de ne pas frauder le fisc, de ne pas chercher à éviter habilement le service militaire, d'exécuter loyalement nos contrats, etc. Si, sur tous ces points, la moralité n'était assurée que par les sentiments vacillants que contiennent les consciences moyennes, elle serait singulièrement précaire. C'est donc une erreur fondamentale que de confondre, comme on l'a fait tant de fois, le type collectif d'une société avec le type moyen des individus qui la composent. L'homme moyen est d'une très médiocre moralité. Seules, les maximes les plus essentielles de l'éthique sont gravées en lui avec quelque force, et encore sont-elles loin d'y avoir la précision et l'autorité qu'elles ont dans le type collectif, c'est-à-dire dans l'ensemble de la société. Cette confusion, que Quetelet a précisément commise, fait de la genèse de la morale un problème incompréhensible. » (Suicide, pp. 358-359) Il enchaîne à partir de là sur la question de la genèse sociale de la morale, en tant que construaion de la Société dans son ensemble, très distincte des pratiques ou opinions des 50 individus qui la composent: en retrouvant les accents dénonciateurs d'Adolphe Bertiilon flétrissant la médiocrité de l'homme moyen, ou de certains de ses contemporains effrayés par les masses, il peut poser la question des fondements de la morale. Mais du coup les limites de l'utilisation des observations statistiques apparaissent clairement. Celles-ci sont bien sûr utiles pour dégager des « tendances collectives », mais se révèlent par ailleurs incapables d'exprimer le « type collectif ». Les deux extraits suivants du Suicide expriment clairement cette ambivalence de la statistique {il semble que après 1897, Durkheim ne s'intéresse plus beaucoup à la question et la laisse à Simiand et Halbwachs) : «D'un côté, la régularité des données statistiques implique qu'il existe des tendances collectives, extérieures aux individus ; de l'autre, dans un nombre considé rable de cas importants, nous pouvons directement constater cette extériorité. Elle n'a, d'ailleurs, rien de surprenant pour quiconque a reconnu l'hétérogénéité des états individuels et des états sociaux. »... {Suicide, page 360) « Ainsi, le moyen de calculer un élément quelconque du type collectif n'est pas de mesurer la grandeur qu'il a dans les consciences individuelles et de prendre la moyenne entre toutes ces mesures ; c'est plutôt la somme qu'il faudrait faire. Encore ce procédé d'évaluation serait-il bien au-dessous de la réalité ; car on n'obtiendrait ainsi que le sentiment social diminué de tout ce qu'il a perdu en s'individualisant. »... {Suicide p. 361) Le glissement dans la façon de présenter la prééminence du fait collectif, au moins dans ces textes sur P« homme moyen », depuis une formulation du type « adaptation au milieu » en 1893, jusqu'à une autre en termes de « morale collective » en 1897, paraît net, mais devrait bien sûr être corroboré avec les analyses de l'évolution des thématiques de Durkheim. Halbwachs, Canguilhem et l'adaptation au milieu Il ne semble pas cependant que, après le chapitre sur l'hérédité de la DTS, Durkheim se soit aventuré à nouveau à discuter du problème du partage de l'inné et de l'acquis, ainsi d'ailleurs qu'Halbwachs, qui, on le verra, est prudent à ce sujet. En revanche, celui-ci, dans sa thèse complémentaire consacrée à Quetelet et à sa théorie de l'homme moyen (Halbwachs 1912), retient une interprétation du « type moyen » et de l'espèce en termes d'adaptation au milieu, produite par l'évolution antérieure, proche de celle du Durkheim de 1893 : «De même qu'à l'homme moyen physique, conçu comme la combinaison

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cognitifs inventés depuis, par exemple en statistique mathématique. grandeur existant indépendamment de ces mesures (l'ascension droite d'une variées le chaos des enregistrements singuliers de la statistique descriptive.
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