UNIVERSITÉ DE PARIS III – SORBONNE NOUVELLE U.F.R. D’ÉTUDES IBÉRIQUES ET LATINO-AMÉRICAINES THÈSE Pour obtenir le grade de : DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE PARIS III Discipline : Espagnol Présentée et soutenue publiquement par Camille LACAU ST GUILY Le samedi 27 novembre 2010 Titre : UNE HISTOIRE CONTRARIÉE DU BERGSONISME EN ESPAGNE (1889- années 1920) TOME I _________________ Directeur de Thèse : Monsieur le Professeur Serge SALAÜN _________________ JURY : M. Paul AUBERT (Université de Provence) M. François AZOUVI (EHESS-CNRS) Mme. Marie FRANCO (Sorbonne Nouvelle-Paris III) M. Yvan LISSORGUES (Toulouse-Le Mirail) M. Serge SALAÜN(Sorbonne Nouvelle-Paris III) 1 REMERCIEMENTS Je voudrais tout d’abord rendre hommage à Federico García Lorca (notamment à son essai « Teoría y juego del duende »), grâce à qui je me suis tournée vers l’Espagne. Il est à la base de mon amour pour ce pays. C’est lui qui m’a fait passer de l’étude de Pythagore, de l’harmonie dans le cosmos platonicien, des chants extatiques des chœurs grecs d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, qui m’a fait passer d’un projet initial de recherches doctorales sur la mania divine dans le néoplatonisme, à la volonté de me concentrer sur le mouvement des idées espagnoles, lors de ce que José Carlos Mainer appelle la « Edad de Plata », fascinée que j’étais par l’« énergie vitale » si caractéristique des Espagnols. Je souhaiterais, d’autre part, remercier mon directeur de thèse, le Pr. Serge Salaün. Il n’a jamais renié ma formation initiale de philosophe. Il m’a toujours encouragée à la mettre au service de la recherche de l’hispanisme français. Je voudrais surtout le remercier parce qu’il m’a fait découvrir, comme homme de lettres et « historien culturel », qu’un objet ne s’étudiait pas en soi, de façon intemporelle, comme je l’avais fait jusqu’à présent, lors de ma formation, à la Sorbonne, en philosophie. Le Pr. Serge Salaün m’a fait prendre conscience que « Bergson en Espagne », c’était avant tout une réalité historique, qui avait existé et que ma thèse serait l’histoire de cette recherche dans le temps. Il fallait faire parler des archives pour qu’elles racontent une histoire que personne n’avait étudiée jusqu’à présent. C’est grâce à lui et au groupe de recherches qu’il codirigeait, le CREC, aux côtés de Mme Françoise Etienvre que je me suis insérée dans la tradition de « l’histoire culturelle ». Or, la Casa de Velázquez, en m’attribuant trois bourses, et la Société française des Hispanistes, en m’en attribuant une, m’ont permis de réaliser ce travail de temporalisation de mon objet de recherches. J’ai pu avoir accès à l’histoire de Bergson, en Espagne. Grâce à ces financements, je me suis plongée dans une époque, j’ai tenté de comprendre comment Bergson avait été accueilli, dans ce pays. J’ai ainsi pu faire parler des textes, des journaux, des correspondances, sur lesquels personne ne s’était penché, alors qu’ils se trouvaient à La Biblioteca nacional española, à La Residencia de Estudiantes, à l’Ateneo de Madrid, à la Fundación José Ortega y Gasset, etc. J’ai pu découvrir, à l’Athénée, la tertulia où certains hommes ont probablement, pour la première fois, évoqué le nom de Bergson, « la cacharrería » (« le bazar »), mais aussi la grande salle de conférences de l’Athénée, où Bergson parla pour la première fois, en Espagne, en mai 1916. Ces découvertes, je les ai faites avec une profonde émotion, dans un recueillement presque religieux. C’est aussi grâce à ces 2 bourses que j’ai pu, par exemple, passer des heures, à la Fundación Ortega y Gasset, seule dans la bibliothèque privée du penseur espagnol, à palper et analyser les livres d’Ortega sur/de Bergson, ces livres qui dégageaient l’odeur d’une époque, laissant sur mes mains les traces d’une rencontre puissante. Je remercie, à cette occasion, Mme Eve Gustiniani, alors membre de la Casa de Velázquez, de m’avoir ouvert les portes de cette fondation et de m’avoir ainsi permis d’y être libre. J’exprime aussi ma très grande gratitude à l’égard de ma professeur d’espagnol, en hypokhâgne et khâgne, au Lycée Molière, à Paris, Mme Françoise Arrighi. Les cours qu’elle nous offrait et qui nous ressourçaient d’intelligence, qui faisaient naître en nous un intense plaisir littéraire, ont confirmé mon amour des textes hispanophones et de la langue espagnole. C’est grâce à elle, à sa confiance et à ses conseils que j’ai passé l’agrégation, non pas en philosophie, mais en espagnol. Ses corrections minutieuses et son soutien, l’année de l’agrégation, m’ont permis de l’obtenir. Je remercie enfin Mme Agnès Lacau St Guily pour son indéfectible soutien, pour ses relectures, pour ses conseils toujours justes, ainsi que Mme Eva Touboul, Mlle Evelyne Ricci, Mlle Marie Salgues, toutes trois membres du CREC, et qui témoignent par leur aide que ce laboratoire est composé, certes de chercheurs, mais surtout d’humains. Je remercie aussi mon père qui a su m’éclairer et particulièrement sur les questions religieuses et théologiques. Il me reste à témoigner de ma reconnaissance à l’égard de « Colette » et du Dr. Evelyne Ville, à l’égard de ma mère, de mon frère, de ma sœur, de Clément, de mes grand-parents et de mes fidèles amies, sans qui je n’aurais sans doute pas pu mener ce travail dans la joie qui n’a cessé de m’habiter, pendant cette thèse. 3 SOMMAIRE REMERCIEMENTS............................................................................................................................................2 SOMMAIRE..........................................................................................................................................................4 INTRODUCTION.................................................................................................................................................6 CHAPITRE I.......................................................................................................................................................29 L’ESPAGNE, TERRE INHOSPITALIÈRE AU BERGSONISME ? (1875-DEBUT DES ANNEES 1900)29 UNE « REGENERATION » METAPHYSIQUE IMPOSSIBLE (1875-DEBUT DES ANNEES 1900) ?................................31 Espagne bicéphale, impasse des voies alternatives.....................................................................................32 Intransigeance officielle de l’Espagne de la Restauration........................................................................................32 La Institución Libre de Enseñanza...........................................................................................................................46 Le combat de l’avant-garde psychologique en Espagne (1875-1902).........................................................48 Vers l’institutionnalisation de la psychologie scientifique (1875-1902)...................................................................48 Th. Ribot, théoricien de la « psychologie scientifique » critiquée par H. Bergson..............................................57 Le Docteur Luis Simarro, aux commandes de l’intellectualité scientifique espagnole.............................................78 L’ambivalence de la deuxième génération des institutionnistes face à Bergson.........................................95 L’accueil mitigé à l’immanentisme bergsonien........................................................................................................97 Une remise en cause de l’épistémologie expérimentale dans les années 1910 ? La « philosophie nouvelle », nouvelle ?...............................................................................................................................................................125 LES TENTATIVES DE RESTAURATION METAPHYSIQUE EN ESPAGNE LORS DU « MOMENT 1900 » ? LEOPOLDO ALAS CLARIN, UN PASSEUR ISOLE DU BERGSONISME EN ESPAGNE ?................................................................133 Clarín et ses essais d’instauration d’une métaphysique moderne (1890-1900)........................................135 Le « pré-intuitionnisme » de Leopoldo Alas..........................................................................................................135 Clarín, premier « passeur » de l’esprit « nouveau » dans la presse.........................................................................146 La conférence de 1897 à l’Athénée de Madrid.......................................................................................................154 Leçons de Clarín à l’Université populaire d’Oviedo..............................................................................................170 Un magistère bergsonien de Clarín ?........................................................................................................174 Les souvenirs de Pérez de Ayala............................................................................................................................174 Témoignages de Santiago Valentí Camp................................................................................................................179 Clarín : éclaireur bergsonien d’Unamuno................................................................................................192 Unamuno, lecteur secret de Bergson et du bergsonisme de Clarín, à la fin du siècle.............................................195 Clarín, dénonciateur des lectures bergsoniennes d’Unamuno................................................................................198 Tres Ensayos (1900), des essais bergsoniens, (dixit Clarín) ?................................................................................203 Martínez Ruiz Azorín (1901-1904) : première sublimation littéraire du bergsonisme légué par Clarín ?209 CONCLUSION GENERALE.................................................................................................................................227 CHAPITRE II...................................................................................................................................................230 BERGSON, UN ACTEUR « POLITIQUE » EN ESPAGNE (1900-FIN DES ANNÉES 1920).................230 POLITISATION D’HENRI BERGSON PAR LES CONSERVATEURS ESPAGNOLS (1907-ANNEES 1920)....................234 Entrée en scène de Bergson et d’un bergsonisme « politique » en Espagne, en 1907...............................234 Définition du modernisme. Le bergsonisme, une philosophie peu orthodoxe........................................................234 Presse quotidienne traditionnelle catholique espagnole, relais de la querelle moderniste......................................240 La cohésion doctrinale néothomiste dans les revues catholiques contre le bergsonisme : Marcelino Arnáiz, Eustaquio Ugarte de Ercilla et José Cuervo Rivera................................................................................................253 La diabolisation du bergsonisme dans des livres catholiques.................................................................................291 Propagande anti-bergsonienne sous formes de conférences, annoncées dans la presse conservatrice (ABC/ El Siglo futuro/ El Universo/ El Correo español).................................................................................................................307 L’enjeu du bergsonisme pendant la Grande Guerre, plus politique que philosophique ?........................314 La presse conservatrice face à l’académicien français Bergson..............................................................................316 Bergson, un philosophe pour une « gauche » espagnole ? Une construction des conservateurs ?..........................342 Un bergsonisme catholique est-il possible en Espagne ?..........................................................................360 Jacques Chevalier, Maurice Legendre et Unamuno................................................................................................362 Juan Domínguez Berrueta ou la bergsonisation du mysticisme castillan................................................................367 Juan Zaragüeta, l’exemple d’une réconciliation possible entre néothomisme et bergsonisme ?.............................375 LE BERGSONISME DANS LA « REGENERATION » DE L’ESPAGNE PAR L’EDUCATION : UN REFERENT PHILOSOPHIQUE INCONTOURNABLE DANS LA REFONTE DU PARADIGME INSTITUTIONNISTE DE L’ÉCOLE NOUVELLE (1900-ANNEES 1920)....................................................................................................................381 Le bergsonisme latent de la pédagogie nouvelle espagnole......................................................................385 4 Constitution d’une science psychopédagogique.....................................................................................................385 Bergson, héritier de la romantique « pédagogie de l’immanence » de J.-J. Rousseau et Pestalozzi.......................393 Les théoriciens « officiels » de la Pédagogie Active, imprégnés de bergsonisme..................................................395 Le bergsonisme « révélé » de la pédagogie nouvelle espagnole, vitaliste et anti-intellectualiste.............401 « Bergson y la educación ».....................................................................................................................................401 Le rôle de la Revista de pedagogía.........................................................................................................................405 CONCLUSION GENERALE.................................................................................................................................420 CHAPITRE III..................................................................................................................................................424 LES ACTEURS ESPAGNOLS D’UNE « RÉGÉNÉRATION » MÉTAPHYSIQUE BERGSONIENNE (1900-ANNEES 1920).......................................................................................................................................424 BERGSON : ENTRE MODERNISME ET AVANT-GARDE, UN REFERENT CONTRADICTOIRE ? (ANNEES 1900-DEBUT DES ANNEES 1920)..........................................................................................................................................431 Bergson, un référent philosophique du modernisme littéraire espagnol (années 1900-1910) ?...............431 Dans la presse espagnole...................................................................................................................................437 Le Madrid moderniste des années 1900-1910...................................................................................................448 Unamuno et le modernisme bergsonien..................................................................................................................467 Del Sentimiento trágico de la vida....................................................................................................................468 Un credo poétique moderniste, bergsonien ?.....................................................................................................479 Hispanisation esthétique du bergsonisme par Antonio Machado...........................................................................484 Le carnet de notes d’Antonio Machado.............................................................................................................485 Le bergsonisme de la poésie moderniste d’A. Machado...................................................................................489 Rôle oublié du bergsonien, Victoriano García Martí..............................................................................................502 Henri Bergson et les avant-gardes espagnoles (1907-début des années 1920).........................................532 Une contradiction historiographique......................................................................................................................532 « Henri Bergson […] philosophe du XIXe siècle » (A. Machado) ?.......................................................................535 « […] L’injonction du retour à la vie. Pas de mot d’ordre plus répandu que celui-là, autour de 1910 »................536 Le manifeste futuriste de Gabriel Alomar.........................................................................................................536 Bergson, Marinetti, Gómez de la Serna : une trilogie futuriste ?.......................................................................541 Bergson et le Créationnisme...................................................................................................................................550 Bergson et les ultraïstes..........................................................................................................................................555 LE TERREAU PHILOSOPHIQUE RETROUVE ? BERGSON A L’ÉCOLE DE MADRID (DES 1910)..............................561 Lien ambivalent entre José Ortega y Gasset et Henri Bergson.................................................................565 Manuel García Morente, le philosophe bergsonien espagnol...................................................................586 Une tradition bergsonienne à l’« École de Madrid » ?.............................................................................595 CONCLUSION GENERALE.................................................................................................................................600 CONCLUSION..................................................................................................................................................605 SOURCES..........................................................................................................................................................619 SOURCES PRIMAIRES.........................................................................................................................................619 BIBLIOGRAPHIE................................................................................................................................................622 INDEX................................................................................................................................................................655 5 INTRODUCTION Dans son livre La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, François Azouvi a montré comment le plus grand philosophe de la Troisième République française, Henri Bergson (1859-1941) et sa pensée philosophique, le bergsonisme, à un moment en France, dans les années 1900-1914, « a coloré toute la culture ». L’originalité de la démarche d’Azouvi provient de son travail d’historien culturel. Jamais ce qu’il appelle les sphères « excentrées » de la métaphysique, que la philosophie bergsonienne a beaucoup « travaillées » et animées, ne sont envisagées avec dédain. Comme lui, je ne peux pas concevoir que le transfert d’une pensée comme celle de Bergson dans des univers non métaphysiques, qui entraîne de fait la dilution de ses contours philosophiques, corresponde à une forme de « dégradation » ou de déperdition intellectuelle. J’ai essayé de restituer l’ampleur [de l’« effet » Bergson, de ce phénomène sans précédent qu’a été sa gloire] en procédant par cercles concentriques, depuis le milieu des spécialistes aptes à discuter à armes égales avec l’auteur de l’Essai sur les données immédiates de la conscience et de Matière et mémoire, jusqu’aux réseaux de plus en plus larges, de plus en plus éloignés du monde des philosophes, les réseaux de ceux qui entendent dans cette philosophie l’appel de Dieu, la voix de l’exaltation esthétique et un hymne à la libération politique. Il va sans dire que, s’il y a eu un phénomène Bergson, c’est à l’écho de sa doctrine dans ces mondes excentrés qu’on le doit entièrement1. Ainsi, lorsque deux éminents bergsoniens français, notamment l’élève et disciple de Bergson, Albert Thibaudet (1874-1936), ou encore Rose-Marie Mossé-Bastide (1909-1999), critiquent les lectures singulières qui ont pu être faites du bergsonisme, ils semblent un peu tomber dans le travers d’une interprétation appauvrissante du bergsonisme. Thibaudet a trop vite fait de réduire l’interprétation à la caricature grotesque. Il écrit, en effet, en 1923, dans son livre Le bergsonisme : « le bergsonisme de l’instinct pur, […], le bergsonisme dada, est une caricature à peu près aussi exacte que le Socrate des Nuées, lorsqu’il mesure le saut d’une puce, ou le Rousseau des Philosophes que Palissot fait entrer en scène à quatre pattes. »2 De même, Rose-Marie Mossé-Bastide, dans son Bergson éducateur, considère que 1 François Azouvi, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, « Avant-propos », Paris, Gallimard, NRF essais, 2007, p. 18. 2 A. Thibaudet, Le bergsonisme, [1923], Paris, Gallimard, NRF, t. II, 1924, p.101. 6 Le succès du bergsonisme était dû à des contresens, et le message était trop nouveau pour être compris du premier coup. On a cru y retrouver des idées qui étaient dans l’air et avec lesquelles s’accordaient certaines de ses formules. Mais il n’y a là qu’analogies superficielles. Bergson, au faîte de la gloire et du succès, était en réalité méconnu, autant méconnu de ses enthousiastes que de ses détracteurs. Bien entendu, ces derniers n’avaient que sarcasmes pour « cette philosophie de salon », « cette philosophie pour dames », « ce romantisme philosophique » […]3. Le terme de « contre-sens » auquel recourt Rose-Marie Mossé-Bastide, me semble symptomatique de la perception dépréciative que l’on a pu généralement avoir, tout particulièrement les philosophes, du voyage, de l’immense périple qu’a fait l’une des plus grandes pensées françaises du XXe siècle, en l’occurrence le bergsonisme. Certes, à un moment donné, en circulant dans des milieux hétérogènes, il a engendré des suggestions, il a fécondé les esprits qui l’ont alors recréé puis transfiguré en un « bergsonisme leur ». Or, pourquoi stigmatiser cette appropriation du bergsonisme en une caricature ou un contre-sens ? L’un des disciples de Bergson, Jacques Chevalier (1882-1962), évoque, dans son livre Bergson, l’image intérieure qu’il a du philosophe et de sa philosophie : C’est un Bergson mien en quelque manière, je pourrais presque dire « mon » Bergson, que je présente dans ces pages, je veux dire le Bergson dont ma mémoire a reconstitué et gardé intérieurement l’image et la physionomie spirituelle, en négligeant certains traits, en retenant certains autres, suivant la loi d’affinité qui règle l’oubli et le souvenir, de telle sorte que l’objet ou l’être que nous percevons n’est pas l’objet en soi ni l’être en soi, mais ce qui dans cet objet ou dans cet être, est en accord ou en sympathie profonde avec nous4. Le bergsonisme « en soi », proprement philosophique, a rebondi, s’est dénaturé, s’est désintégré, en étant décontextualisé dans des sphères qui lui étaient « excentrées », dans une forme de voyage culturel, pour devenir un bergsonisme différent, le bergsonisme des autres, « leur bergsonisme ». Ainsi, faut-il penser que ses divers récepteurs, en se l’appropriant, se sont comportés comme des fauves, massacrant, dé-figurant, dé-peçant cette pensée, qui ne serait alors plus qu’une carcasse sans vie, rendant méconnaissable ce qu’elle était initialement ? Le préfixe « des- » signifie la séparation, la cessation, la différence, une forme de déperdition. Certes, le bergsonisme a une vie au-delà des textes de Bergson eux-mêmes et, en ce sens, il y a une différence entre le bergsonisme stricto sensu et le bergsonisme réinventé, ce qu’on pourrait appeler la transfiguration bergsonienne, mais de cette séparation 3 Rose-Marie Mossé-Bastide, Bergson éducateur (Paris, Puf, 1955), chapitre III : « Bergson professeur au Collège de France », p. 79-80. 4 Jacques Chevalier, Bergson, Paris, Plon, 1926, p. III-IV. 7 n’émergent-ils pas a contrario des « sens » ? Cela ne fait-il pas « sens », en effet, d’être libre de lire, d’entendre et de faire vivre une pensée ? La pensée ne meurt-elle pas dès lors qu’elle perd de son caractère processuel et en mouvement ? Bergson lui-même ne nous contredirait pas sur ce point. La pensée ne vit-elle pas plutôt en circulant, en étant reçue et comprise par d’autres ? L’herméneutique rigoureuse des textes philosophiques n’est pas la seule réponse à ceux-ci, leur unique existence possible en-dehors d’eux-mêmes. D’autres peuvent les comprendre et les faire exister dans un espace disjoint de l’espace philosophique, des spécialistes. Et affirmer cela ne signifie pas que l’on cautionne l’un des pires ennemis de la pensée : le relativisme. Il est, en effet, très dangereux de dire qu’un texte peut signifier tout et son contraire, que son sens ne vient que de l’interprétation qu’on veut lui donner, et donc que le récepteur peut lui extirper tous les sens qu’il projette sur lui. L’interprétation relativiste d’un texte est périlleuse et stérile, le pouvoir de suggestion d’une grande pensée est, lui, fécond : il engendre de nouveaux processus intellectuels. L’histoire du bergsonisme français et du « bergsonisme espagnol » démontre, entre autres, ce pouvoir de suggestion, même s’il fut, en Espagne, problématique. Par conséquent, ma thèse ne consiste pas en une analyse philosophique des textes bergsoniens en soi, ni du bergsonisme stricto sensu, même si l’étude philosophique des trois premières grandes œuvres de Bergson (cid:31) Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Matière et Mémoire (1896) et L’Évolution Créatrice (1907) (cid:31) a été une propédeutique nécessaire à mon travail. Mon but a été de découvrir l’histoire de ce que certains voient comme des « contre-sens », et que j’ai toujours interprétés comme des « sens » bergsoniens, non pas dans le pays où ils ont émergé initialement, mais chez son voisin, où ils sont réinventés secondairement : l’Espagne. Ainsi, je considérerai la vie du bergsonisme, dans des circonstances singulières, celles de l’Espagne de la Restauration, sans perdre de vue ce qu’il signifie en soi : une philosophie de la durée, de la liberté, une philosophie qui tente de découvrir en l’homme une conscience créatrice, intuitive, dynamique et fluctuante, qui s’oppose au moi social, superficiel et spatial dans lequel la doxa vit facilement. Dans l’histoire des idées, le bergsonisme signifie la restauration de la métaphysique, de la spiritualité, mais d’une métaphysique « positive », au sens philosophique où elle cherche à parler du réel, du concret de l’homme, de la vie de la conscience. Il critique, en cela, les philosophies de la fin du XVIIIe et celles qui ont régné sur tout le XIXe, comme le positivisme, le mécanisme, le déterminisme, le matérialisme, le dogmatisme, tout intellectualisme conceptuel, oublieux de la vie, tel que le kantisme ou l’hégélianisme. Il est, en ce sens, anti-intellectualiste mais non pas anti-intellectuel. Le bergsonisme correspond à la 8 soif idéaliste qui prend l’Europe, asphyxiant sous les tentatives souvent déshumanisantes d’une science qui se moque de l’homme, depuis de longues décennies. C’est donc un sursaut idéaliste, spiritualiste, vitaliste, qui secoue l’Europe à la fin du XIXe- début du XXe siècle, à travers le bergsonisme. Friedrich Nietzsche (1844-1900), William James (1842-1910), Edmund Husserl (1859-1938), John Dewey (1859-1952) ainsi que les esthètes symbolistes, sont des icônes de cette réaction, en un sens, humaniste. L’homme, dans sa réalité concrète et intime, ses impressions, acquièrent une valeur critériologique5. Pourquoi étudier le bergsonisme en Espagne ? Plusieurs raisons expliquent ce choix. D’abord, lorsque Rose-Marie Mossé-Bastide montre, après s’être posée la question, que Bergson est devenu, « entre 1900 et 1914, l’éducateur de toute l’élite intellectuelle de la nation française »6, et que François Azouvi expose le magistère exercé par Bergson, en France, situant lui aussi son exercice entre 1900 et 19147, un hispaniste ne peut que se demander quel fut son impact sur l’Espagne. En effet, comme le souligne Serge Salaün, dans son article « Les avant-gardes poétiques espagnoles (les années 1920-30) : Mimétisme et originalité », « il n'y a jamais eu de Pyrénées pour les intellectuels espagnols soucieux de modernité : la France et, à travers elle, toute l'Europe leur ont toujours fourni des modèles et des références, politiques et culturels »8. L’Espagne, particulièrement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, voit dans la France un paradigme intellectuel et plus largement culturel dont elle tente d’acclimater certaines idées. À cette époque, les pensées les plus hétérogènes, comme celles des Français Hippolyte Taine (1828- 1893), Ernest Renan (1823-1892), Théodule Ribot (1839-1916), Émile Durkheim (1858- 1917), Charles Baudelaire (1821-1867), Stéphane Mallarmé (1842-1898), Paul Verlaine (1844-1896), déferlent sur l’Espagne et même celles des Allemands Friedrich Nietzsche, Arthur Schopenhauer (1788-1860), du Danois Søren Kierkegaard (1813-1855) et celles d’autres encore, le font par le canal de la France. Celle-ci n’est donc pas seulement un paradigme mais aussi un vecteur culturel pour l’Espagne. 5 On le voit notamment à travers le mouvement philosophique, initialement américain, du pragmatisme, dont William James est une grande figure de proue et auquel Bergson est associé, dès 1907, avec la parution de sa troisième grande œuvre L’Évolution Créatrice. 6 Rose-Marie Mossé-Bastide, Bergson éducateur, p. 73. 7 Après la Grande Guerre, la philosophie de Bergson perd de sa force et de son influence. Les responsabilités politiques du philosophe, son prix Nobel de littérature reçu en novembre 1928, entre autres, font de lui un « classique », une sorte de figure académique qui n’attire plus ceux qui construisent les nouvelles modernités culturelles de l’époque (Azouvi, 2007, p. 317). 8 Serge Salaün, « Les Avant-gardes poétiques espagnoles (années 20 et 30) : Mimétisme et originalité », Semiotische Weltmodelle, Hartmut Schröder, Ursula Bock (Hg.), Berlin, Lit Verlag, 2010, p. 481-495 ; p. 481. 9 Ce pays est, dès le début de la Restauration bourbonienne, en 1874, désireux de se reconstruire, comme l’avait déjà montré la période du Sexenio democrático (1868-1974). Les intellectuels espagnols progressistes ne tolèrent plus la décadence dans laquelle leur pays est enlisé. Il faut « régénérer » cette nation. Déjà au XVIe et XVIIe siècles, ainsi qu’au siècle des Lumières, des voix s’étaient élevées contre la dégénérescence de l’Espagne, que l’on appelait « arbitristes » au XVIIe siècle. À la fin du XIXe siècle, face à l’inertie polymorphe dans laquelle gît le pays, du fait de l’intransigeance et l’incompétence de l’Espagne « officielle », un certain nombre d’« intellectuels » espagnols protestent par des biais différents. Dès le début de la Restauration bourbonienne et avant même l’émergence des grands théoriciens du régénérationnisme − tels que Joaquín Costa (1846-1911) qui publie, en 1898, Colectivismo agrario en España et Oligarquía y caciquismo como la forma actual de gobierno en España, tels que Lucas Mallada (1841-1921) qui publie, en 1901, Los males de la patria y la futura revolución española (1890), ou Ricardo Macías Picavea (1847-1899), El problema español. Hechos, causas, remedios, en 1899 −, un courant régénérationniste espagnol émerge, en Espagne, porté par les « hétérodoxes » krausistes. Ces hommes sont les héritiers de Julián Sanz del Río (1817-1869) qui a tenté de se faire le passeur culturel de la philosophie allemande de Krause (1881-1932). Le contenu idéaliste, post-kantien, de cette philosophie n’est pas si central. Leur obédience krausiste est surtout le signe que ces hommes souffrent de l’autarcie culturelle dans laquelle vit l’Espagne et l’une des grandes solutions, pour eux, au problème espagnol est « l’Europe ». Ils cherchent, en s’exprimant à toutes les tribunes possibles, à synchroniser leur Espagne décadente avec les modernités intellectuelles d’alors, européennes et mondiales. Leur rôle est fondamental, il s’agit de dissoudre la « légende noire » qui pèse sur le pays depuis la guerre de l’Espagne post-tridentine de Philippe II (1527- 1598) contre le protestantisme. Cette thématique de la légende noire est traitée, en 1914, par Julián Juderías, dans La leyenda negra y la verdad histórica. Plus tard, en 1943, Rómulo D. Carbia fait paraître Historia de la Leyenda Negra hispanoamericana. Si l’élaboration du schème de l’« Espagne noire » commence notamment avec l’intransigeance de l’Espagne de la Contre-Réforme et de l’Inquisition, sa colonisation du Nouveau Monde est un nouvel élément à charge contre elle. D’autre part, elle ne sortira pas vraiment de son obscurantisme en ne vivant pas un siècle des Lumières éclairé, expérience pourtant faite par de nombreux pays européens. Chaque siècle apporte son lot de débâcle à l’Espagne. Elle achève le XIXe siècle sur le « désastre de 1898 », la rétrogradant au banc des nations dégénérescentes. Ainsi, avant même que ne soit théorisée cette notion de « légende noire » espagnole, un 10
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