UN ANGE CORNU AVEC DES AILES DE TÔLE Collection dirigée par Hubert Nyssen et Sabine Wespieser Leméac Éditeur remercie le Conseil des Arts du Canada du soutien accordé à son programme d’édition dans le cadre du programme des subventions globales aux éditeurs. Toute adaptation ou utilisation de cette œuvre, en tout ou en partie, par quelque moyen que ce soit, par toute personne ou tout groupe, amateur ou professionnel, est formellement interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur ou de son agent autorisé. Pour toute autorisation, veuillez communiquer avec l’agent autorisé de l’auteur : John Goodwin et ass., 839, rue Sherbrooke Est, suite 2, Montréal (Québec), H2L 1K6. Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou en partie, réservés pour tous les pays. La reproduction d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, tant électronique que mécanique, et en particulier par photocopie et par microfilm, est interdite sans l’autorisation écrite de l’auteur et de l’éditeur. © LEMÉAC, 1994 ISBN 2-7609-1761-4 ISBN ACTES SUD 2-7427-0851-0 Illustration de couverture : Claude Verlinde, Le Jardin des délices, 1977 (détail) © ADAGP, 1996 MICHEL TREMBLAY UN ANGE CORNU AVEC DES AILES DE TÔLE récits Pour François Mercier qui, quand je doute, trouve toujours les mots pour m’encourager. … — Personne n’est capable de raconter une histoire exactement comme ça s’est passé. On arrange. On essaie de retrouver l’émotion première. Finalement, on tombe à coup sûr dans la nostalgie. Et s’il y a une chose qui est loin de la vérité, c’est la nostalgie. — Donc, ce n’est pas votre histoire. DANY LAFERRIÈRE Je ne suis certain de rien, sauf de la sainteté des sentiments du Cœur et de la vérité de l’Imagination. JOHN KEATS EN GUISE D’INTRODUCTION Rêvez-vous, comme moi, dans le style de l’auteur que vous lisiez avant de vous endormir ? Si oui, enfourchez mon joual le plus tard possible, le soir, partez avec dans votre sommeil, il est plus fringant que jamais malgré les bien-pensants et les baise-le-bon-parler-français, il piaffe d’impatience en vous attendant et, je vous le promets, il galope comme un dieu ! Voyez-vous, j’aimerais pouvoir penser que j’ai la faculté de faire rêver, moi aussi. M. T. Les origines de ma mère sont compliquées et mystérieuses. Née à Providence, dans le Rhode Island, d’une mère Cree francophone de Saskatoon (Maria Desrosiers), mais qui parlait très mal le français, et d’un marin breton vite disparu dans l’abîme du souvenir (un dénommé Rathier dont je n’ai jamais su le prénom), elle fut élevée dans un petit village de Saskatchewan par sa grand-mère maternelle, parce que Maria Desrosiers-Rathier avait décidé de rester aux États- Unis, pour travailler, disent certains membres de ma famille, pour faire la vie, prétendent les autres, et parce que ses enfants étaient dans son chemin. Elle les avait donc mis sur le train et était restée à Providence où l’argent était sûrement plus facile à trouver que dans le fin fond de l’Ouest canadien. Comment ma mère s’est-elle retrouvée à Montréal au début des années vingt pour épouser mon père ? Je l’ignore. Je pourrais téléphoner à l’un de mes frères pour le lui demander, mais je préfère penser appel du destin, fatalité incontournable et aventures rocambolesques à travers l’Amérique traversée deux fois à la recherche de l’amour et du bonheur… Je suis un enfant de Jules Verne, de Hector Malot et de Raoul de Navery, et j’ai toujours supposé avoir une mère de roman d’aventures. Petit, j’essayais d’imaginer ce qu’aurait été la vie de ma mère si elle était restée en Saskatchewan. Qui aurait-elle épousé ? Qui donc aurait été mon père ? Et quand j’ai compris qu’il fallait être deux pour faire un enfant, que sans cette rencontre je n’aurais pas existé, j’ai connu ma première crise existentielle. Le hasard avait donc tant d’importance dans la fabrication des bébés ? Si ma mère était restée en Saskatchewan, mon père aurait rencontré une autre femme et je n’aurais pas été là, moi, à me demander pourquoi ils ne s’étaient pas rencontrés ? J’avais failli ne pas voir le jour et personne ne semblait s’en formaliser ? La Saskatchewan a toujours flotté dans l’appartement de la rue Fabre, puis celui de la rue Cartier, gigantesque fantôme aux couleurs de blé mûr et de ciel trop bleu. Quand maman nous racontait les plaines sans commencement ni fin, les couchers de soleil fous sur l’océan de blé, les feux de broussailles qui se propageaient à la vitesse d’un cheval au galop, les chevaux, justement, qu’elle avait tant aimés, avec un petit tremblement au fond de la voix et les yeux tournés vers la fenêtre pour nous cacher la nostalgie qui les embuait, j’aurais voulu prendre le train, le long train qui prenait cinq jours pour traverser tout le Canada, la mener au milieu d’un champ sans limite bercé par le vent du sud et le cri des