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Penser l'éducation, avec Hannah Arendt et Paul - Fonds Ricoeur PDF

15 Pages·2012·0.57 MB·French
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Journée de l’Association Paul Ricœur : Quelle éducation pour quel monde commun ?(samedi 2 juin 2012) Penser l’éducation, avec Hannah Arendt et Paul Ricœur. Gilbert Vincent « Penser, c’est dire non ». Alain Mon propos n’a pas d’autre ambition que d’être une introduction. Il s’agit là d’une entrée en matière, nullement d’une table des matières. Je crois pouvoir exprimer le sentiment de chacun en disant que si nous sommes là, c’est que la question de l’éducation nous intéresse – on pourrait certainement dire, en reprenant un thème cher à Arendt - qu’elle nous intéresse en tant qu’avec elle il en va de l’inter-esse, du sens de la pluralité humaine au sein d’un monde dont le sens ne va pas de soi ; mais c’est aussi que nous sommes convaincus que cette question est d’une ampleur, d’une complexité qui défie ne serait-ce que l’inventaire des sous-questions pertinentes ; convaincus, en outre, que s’il en est ainsi, ce n’est pas seulement par défaut de capacité d’analyse et de synthèse : la surdétermination mais, aussi bien, l’indétermination de la question de l’éducation ne serait-elle pas l’expression même de l’ouverture de l’interrogation démocratique sur les fins de la démocratie ? Mon propos étant introductif seulement, que l’on n’attende pas, même si mon titre promet beaucoup, un exposé tant soit peu systématique des principales thèses de Ricœur et d’Hannah Arendt. Nul doute que, lors de cette journée d’échange d’informations, de réflexions, de critiques et de projets, nous aurons l’occasion, ensemble, de souligner tel ou tel apport de l’un ou de l’autre de ces philosophes, voire d’autres théoriciens ou praticiens encore. 1. Education et démocratie Revenons sur le rapport suggéré entre démocratie et éducation, rapport qui n’apparaît plausible que si l’on entend, dans démocratie, la référence au « peuple ». La question de l’éducation, 1 de ses fins comme de ses moyens et contenus, est en effet indissociable de celle-ci : que peut le peuple, quelles sont les capacités, latentes ou effectives, qui le définissent ? On le sait, le dessin des contours du peuple, peuple actif, politiquement majeur, a été tracé à partir de la fixation des « capacités », comme on disait au milieu du 19è siècle, de certains, propriétaires à qui était réservé le droit de vote. On sait donc que la question de ce que peut le peuple est étroitement liée à celle de savoir qui en fait partie, et qui n’en fait pas partie : « incapables » de toutes sortes, individus frappés d’indignité ou étrangers ; de cela, du problème de savoir ce qu’est le pouvoir régalien et de ses limites, nous ne parlerons pas aujourd’hui. Par contre, nous serons amenés à dire quelques mots de ce point : comment fait-on partie du peuple citoyen ? L’institution politique (il y a là une évidente redondance) du peuple, qui implique que celui–ci ne saurait être réduit au rang de population qu’on gère, va de pair avec l’institution de l’enfant en tant que sujet appelé à être membre du peuple, futur citoyen appelé à prendre part aux décisions engageant le destin du peuple, donc le sien comme celui de chacun. « Education » désigne certes l’ensemble des moyens servant à instituer les enfants (c’est Montaigne qui, autrefois, parlait de l’institution de l’enfant, en conférant à ce terme le sens actif d’institutionnalisation ! A ce propos, a-t-on raison de parler d’éducation d’adultes ? En soulevant cette question, Hannah Arendt a raison de craindre qu’on ne veuille ainsi traiter les adultes comme de grands enfants, incapables de se porter au-delà de la défense de leurs intérêts immédiats. « Education » désigne en outre, dans la mesure où les moyens mis en œuvre le sont, en grande partie, parce qu’ils sont jugés congruents avec certaines fins, l’ensemble disparate, parfois contradictoire, des opinions relatives à l’idéal éducatif. Les opinions, on le sait, sont faites, en proportions variables, de souvenirs et de sentiments (parfois de reconnaissance, parfois de ressentiment à l’égard de l’école ou de tel ou tel maître), de modèles plus ou moins lestés d’histoire ou nimbés de légende, de critiques plus ou moins justifiées et d’aspirations utopiques plus ou moins déviantes par rapport à l’existant. Les opinions varient notablement d’une époque à l’autre, mais également d’un groupe social à un autre, pour ne pas dire d’une classe à une autre – une classe étant définie, entre autres, par des expériences et un rapport au temps spécifiques, donc par des attentes différenciées face au temps de l’apprentissage scolaire. A certains, parents, enseignants et surtout enfants prompts à intérioriser ce jugement, ce temps apparaît comme autant de temps perdu ; pour d’autres, plus rares, c’est un temps supportable, pourvu que, différé, le gain reste prévisible et paraisse compenser, quantitativement, les efforts déployés et dépensés pour répondre aux exigences éducatives. 2 Dans des contextes de crise politique aiguë, les fins imputées à l’éducation peuvent s’avérer fort divergentes, et même incompatibles ; c’est le cas dans les premiers temps de la Révolution (française), quand il s’agissait de remplacer les écoles paroissiales par des écoles de la République. Deux projets se sont violemment heurtés, l’un défendu par Condorcet, l’autre par Rabaut Saint Etienne. Celui-ci entendait, par l’école, mobiliser les corps et les esprits, les uniformiser et les gagner à l’esprit révolutionnaire, faire en sorte qu’ils se dévouent (dévouement et dévotion confondus) à la Cause. Condorcet, quant à lui, défendait fermement l’importance d’une formation du jugement personnel, en vue de préparer les enfants au rôle de citoyens actifs, c’est-à-dire vigilants, critiques même vis-à-vis des formes et des contenus de la décision politique. Autrement dit : le premier défend un modèle d’Etat posé comme indiscutable, par rapport auquel le sujet est en position d’assujetti ; le second défend l’importance du débat et de la critique face à l’Etat ; il refuse toute confusion entre peuple et Etat – nous dirions, en termes plus contemporains, entre le politique et la politique. Le différend est donc considérable, d’autant qu’il oppose deux conceptions de l’enfant et deux conceptions de l’appartenance. Selon Rabaut Saint Etienne, l’enfant doit cesser d’appartenir à la famille afin d’appartenir à l’Etat ou à la Nation : le transfert d’appartenance va de pair avec le transfert des attributs holistiques, de la famille « traditionnelle »à l’Etat, entité non moins holistique, non moins totalisante sinon totalitaire que la famille, même si elle se targue d’être révolutionnaire. Condorcet, lui, est bien davantage prêt à reconnaître la pluralité des instances éducatives, parmi lesquelles la famille – et l’Eglise, à ses côtés ou derrière elle - ; toutefois, il ne leur accorde pas la même importance. Ce qui se traduit dans son vocabulaire : il préfère user, pour désigner la mission de l’école, du terme d’instruction : il s’agit pour lui de mettre l’accent sur le savoir et sur la distances que ce dernier autorise à prendre par rapport aux appartenances premières, trop prégnantes pour que les normes en vigueur puissent être discutées. Ce point de vocabulaire n’est nullement secondaire. Il est possible, en effet, que règnent aujourd’hui des confusions et des ambiguïtés qui remontent à cette période lointaine d’âpres conflits idéologiques où « éducation » se disait d’un projet d’enrôlement (l’école, selon Rabaut Saint Etienne, devait comporter des exercices de préparation militaire), tandis qu’ « instruction » désignait un projet de transmission réfléchie des savoirs visant l’autonomie des sujets. Aujourd’hui, lorsque des enseignants disent qu’ils sont là pour enseigner, non pour éduquer, leurs propos ne font-ils pas écho à ces débats anciens ? Ne craindraient-ils pas d’exercer un pouvoir indu, exorbitant peut-être ? Crainte légitime, dira-t-on ; mais qu’il faut pourtant interroger, car s’abstenir d’un certain type d’action, n’est-ce pas encore agir, indirectement, en laissant se développer des processus indésirables (au premier rang desquels la diffusion de références fortement normatives et 3 prescriptives par la publicité et par les nouveaux médias, ou encore la diffusion de « modèles » d’intégration-exclusion à forte prégnance communautariste, ou d’autres qui peuvent sceller l’affiliation plus ou moins obligée, quasi sectaire, à des groupes de pair et à des bandes ? Agir, aime à répéter H. Arendt, n’est-ce pas oser interrompre ces processus qu’en refusant d’agir on rend implacables ? Les choix, en matière de vocabulaire, sont lourds de conséquences. Certains mots ou certains qualificatifs ont le pouvoir de consacrer des préjugés ou de favoriser des équivoques fâcheuses. Ainsi, en parlant d’obligation scolaire – et contribuant du même coup à donner plus de poids à la conception autoritaire défendue par Rabaut Saint Etienne – en vient-on à oublier que l’obligation en question incombait avant tout à l’Etat, chargé d’assurer à tous l’accès aux moyens d’éducation disponibles. L’équivoque n’est pas moindre, s’agissant de « libre », accolé à école : par la force de l’habitude, l’école publique apparaît moins libre que la prétendue « école libre », et la réputation qu’on lui fait, d’être une grosse machine bureaucratique se renforce d’autant ; au point qu’on finit par oublier que l’Ecole de la IIIè République a défendu, à un point qu’on ne soupçonne guère, la liberté des enseignants dans le choix des programmes et des méthodes. La liberté d’expérimenter a été revendiquée et reconnue, au sein de cette école comme hors d’elle : c’est là une des origines ou l’un des fruits du mouvement coopératif et du mouvement d’éducation populaire … 2. Rigueurs et rigidité de l’institution scolaire. La question du désir. Pourquoi insister sur ces libertés ? Parce qu’il s’agit de rappeler que c’est en en usant qu’on évite que l’institution scolaire ne devienne une institution lourde, trop pesante : la pesanteur, la structuration hiérarchique, sont des handicaps institutionnels majeurs , des indices pathologiques, non des signes de santé ; c’est ce que Ricœur laisse entendre lorsqu’il déclare qu’il est urgent de « mettre en place des institutions légères, révocables et réparables (« Réforme et Révolution de l’Université », Lectures 1, p. 390). Cette aspiration de mai 68 apparaît aujourd’hui comme une « utopie » ; donc, selon l’acception désormais dominante, comme une aspiration irréaliste, dangereuse par son irréalisme. On semble dès lors se résigner à un paysage institutionnel marqué par le gigantisme des organisations et leur anonymat – prélude à l’irresponsabilité du plus grand nombre et à l’arbitraire d quelques uns. Ces processus ont, comme tout autre, une allure de fatalité. Mais celle-ci n’est peut-être rien d’autre que l’envers du refus d’exercer sa liberté, seul ou collectivement. Si la liberté, et en particulier la liberté de penser, commencent avec le courage de dire non, comme la citation liminaire d’Alain nous le rappelait, où donc est la place du « non », non 4 seulement dans le discours, mais encore dans les pratiques, et d’abord dans l’invention de pratiques alternatives, trop vite décrétées impensables ou impossibles ? Le programme « à faire », dit-on souvent, est le principal obstacle auquel se heurte l’aspiration du professionnel à la liberté. Mais que vaut le programme, face à la mission d’éducation ? Si le professionnel s’identifie à l’enseignant – qu’il est aussi, il ne s’agit pas de le nier -, il devient l’agent du programme : le programme à tout prix, à marche forcée. Mais comme, qu’il le veuille ou non, il ne laisse pas d’être un éducateur, c’est sur l’usage de sa liberté qu’il risque fort d’être jugé par ses élèves. Et il est facile de deviner quel sera ce jugement si, pour que le programme soit sauf, il sacrifie le développement de la compréhension chez ses élèves, l’éveil de leur esprit. Aussi bon soit-il, le programme ne saurait donc prévaloir sur le bien de la communauté éducative, qui peut impliquer que comprendre mieux aille de pair avec apprendre moins ! Mais le souci de la compréhension, chez l’enseignant, n’est-il pas l’équivalent de la sollicitude pour l’être vulnérable ? Celle-ci doit savoir faire fi des règles, lorsque le fétichisme des règles et programmes fait qu’on se détourne de ceux qui en sont les victimes, les laissés pour compte. Il est vrai que la philosophie morale kantienne, à laquelle certains tenants du modèle de l’école républicaine ont cru pouvoir se référer, se méfie des exemples en même temps que des sentiments – hormis le respect, lorsqu’il s’adresse à la Loi morale, censée ne faire acception de personne. On craint que l’exemplarité d’une personne ne fasse écran à la découverte par chacun de son devoir, et à l’accomplissement du pur devoir, fait uniquement par devoir. L’exemple, en morale, serait une concession fâcheuse à l’affectivité. Pourtant, tous les artisans du modèle républicain ne se sont pas montrés aussi sévères, et certains ont bien voulu prendre en considération les infléchissements apportés au rigorisme kantien par certains interprètes de la pensée de Kant. Charles Renouvier fut de ceux-là. Parmi les artisans de l’école républicaine, peut-être le premier d’entre eux : Ferdinand Buisson, un protestant libéral, dont la réputation a été éclipsée par celle de Jules Ferry, son ministre. Buisson est l’auteur d’une thèse encore remarquable sur Sébastien Castellion, savant traducteur et exégète qui a osé, après avoir été très proche de Calvin, s’opposer aux rigueurs dogmatiques et organisationnelles du réformateur, au point de prendre parti pour la tolérance et pour Servet, à qui ses opinions hétérodoxes valurent le bûcher. Maître d’œuvre d’un célèbre Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Buisson n’hésitait pas, dans l’article consacré au thème de l’éducation, à recommander l’attitude suivante, au titre des conditions relatives à l’autorité : « rien qui fasse briller le maître aux dépens de l’élève […], un grand fonds de simplicité en tout, vivre un peu de sa vie (celle de l’enfant), se remettre à son ton, le comprendre, le supporter, l’aimer (Extraits du Dictionnaire publiés par Pierre Hayat, éditions Kimé, 2000). Dans la même veine, plus près de nous, Ricœur n’aura de cesse de rappeler, au plan de l’éthique, l’importance de la 5 sollicitude, correctif des rigueurs de la loi et de la passion excessive de l’égalité qui peut l’inspirer. La sollicitude est la réponse qui convient, face à l’appel généralement muet de la personne fragile ; de l’enfant, en particulier ; surtout de l’enfant que rien, dans sa famille ou sa culture d’origine, n’a préparé à affronter l’univers scolaire ; de l’enfant à qui un monde de règles, de règlements et de procédures est encore étranger. Sur ce type de situation, l’ouvrage de Basil Bernstein, Langage et classes sociales, reste éclairant : il montre combien les usages sociaux différents du langage, surtout de l’impératif, dans certains groupes, surtout du conditionnel et de la justification du conseil donné qui fait appel à la capacité de l’enfant d’anticiper le cours des suites lointaines de ses actes, expliquent l’inégale aptitude des enfants à se mouvoir dans un univers de règles, nécessairement abstraites. Le défi, aujourd’hui, n’est-il pas de faire davantage droit au moment de l’interprétation des règles, condition de leur application juste, juste car mesurée, attentive à la singularité des personnes et à la particularité des situations ? Il est à craindre qu’un excès de règles n’engendre, soit un excès d’inflexibilité, soit, par réaction assez prévisible, un excès de laxisme. Dans un cas comme dans l’autre, l’importance du face à face, relation première qui médiatise l’apprentissage des règles et la reconnaissance progressive de leur justification, se trouve dramatiquement minimisée : l’enseignant se retranche derrière son rôle, son propre habitus et son statut d’agent. Où est l’autorité, en tout ceci ? Comme il en sera question dans d’autres exposés, je n’insisterai pas davantage et me contenterai de citer Buisson, lorsqu’il rappelle qu’ « il n’y a rien à faire d’un enfant malgré lui et que pour l’instruire il faut avant tout lui faire désirer de s’instruire ». Il ajoute qu’il devrait être clair que « l’amour pour les personnes chargées de son éducation est le commencement même de l’éducation » (p. 71-2). Après un excès de rigorisme, aurait-on affaire à un excès de sentimentalisme ? Il me semble qu’il en va plutôt de la reconnaissance du rôle de l’affectivité ; et même de la place du désir – un mot que Buisson emploie sans probablement lui accorder la densité théorique que lui confèrera la psychanalyse. L’éducation, selon Buisson, est en effet une affaire de désir. Désir de reconnaissance, assurément, à la fois chez l’enseignant et chez l’enseigné, mais aussi reconnaissance du désir, tâche qui incombe au maître et qui est de nature à susciter chez lui un certain effroi s’il est vrai, comme Winnicot l’a écrit, que « si l’enfant doit devenir adulte, ce passage s’accomplira alors sur le corps mort d’un adulte (Jeu et réalité, p. 259). Mais s’il ne veut rien connaître du désir de l’enfant et de son propre désir, comment le maître évitera-t-il de souscrire à cette représentation de l’éducation nourrie de l’imaginaire de la toute-puissance, qui voit en elle une opération consistant à apposer l’empreinte durable d’un sceau sur la cire molle de l’esprit supposé informe de l’enfant ? Contre 6 Fénelon, l’un des nombreux auteurs ou praticiens à avoir repris à son compte cette image, Buisson nous met en garde : « Dans l’éducation, aucune influence n’a le caractère d’action absolument mécanique : le cerveau de l’enfant […] est une substance vivante » (p. 73). 3. Entre l’élève et l’institution, le groupe-sujet. Comment, là encore, ne pas songer à l’attention que Ricœur a su prêter, chaque fois qu’il aborde la question de l’éducation (et en particulier dans le texte portant ce beau titre : « La parole est mon royaume », Esprit, février 1955), à la qualité de la relation éducative, à construire patiemment, à défendre contre toutes sortes d’influences parasitaires, dont celles, on l’a déjà suggéré, exercées par certaines images du moi et certaines représentations de rôle ? Cette relation engage deux personnes, certes inégales en savoir mais non en dignité, dont l’une est parfois tentée de convertir sa position en position de pouvoir, donc en moyen de renforcer et de perpétuer la domination quelle exerce ; et ce, sous le prétexte, depuis longtemps dénoncé comme un sophisme par Kant, que les gens ne sont pas mûrs pour la liberté. Sophisme de despote, sophisme au service de la reproduction du despotisme, ironisait Kant ! Mais la relation éducative n’est nullement indépendante des relations horizontales qui structurent le groupe des élèves. Si, dans un cadre conçu avant tout pour l’instruction, on peut à la rigueur en faire abstraction, tel n’est pas le cas dans la relation d’éducation, qui engage bel et bien des personnes. Or, comme Ricœur l’a souvent noté (en particulier dans « Approches de la personne »), une personne se définit par sa capacité, progressivement édifiée, à assumer tour à tour l’une des positions personnelles « je » et « tu », mais aussi celle plus impersonnelle du « il », c’est-à-dire de celui dont on parle mais également de celui qui examine et juge la qualité des relations de type « je »/ « tu ». Mais l’institutionnalisation du sujet par l’institution langagière ne s’arrête pas là : sa capacité à prendre place au sein d’un ou de plus sieurs « nous » (défini(s) par rapport à des « vous » et des « ils » eux aussi multiples) demande à être prise en considération, car faire abstraction du « nous » équivaudrait à une sorte de mutilation symbolique ; laquelle, souvent ressentie comme telle, entraîne des réactions violentes. Le groupe se venge, d’être réduit à une simple addition ou à une somme d’individus équivalents, substituables. Compte tenu de ce fait, comment ne pas se demander ce qu’il est resté, dans la formation des maîtres d’aujourd’hui ou dans le regard qu’ils portent sur leur pratique, des théories – dont, il est vrai, on a parfois abusé, naguère - relatives à la dynamique de groupe ? Peut-on se désintéresser de toute connaissance en ce domaine ? Il y a fort à parier qu’une partie du désarroi des maîtres résulte du fait que, nié comme groupe sujet, réduit – autre image parasitaire, même si souvent censurée – à un troupeau, le groupe rappelle son existence sous des 7 formes violentes. La violence passant à tort pour une forme aiguë de conflit – Ricoeur, quant à lui, a pu rappeler que conflit et coopération peuvent faire bon ménage – on fait tout pour effacer tout signe de conflit dans l’espace scolaire. On a peur du conflit ; au point que, lorsqu’il éclate, on se décharge sur d’autres, des associations de médiation dans le meilleur des cas, du soin de le résoudre. Cette peur, alimentée en partie par le sentiment, souvent entretenu par les médias, que nul, au sein de l’établissement scolaire, n’a plus « l’autorité » suffisante pour régler les conflits, pousse à faire disparaître préventivement la moindre manifestation de violence et, pour ne pas paraître trop laxiste ou pour ne pas se voir taxer d’irresponsabilité, à « signaler » tout « cas » dérogeant à la discipline scolaire. Comme la peur du danger incite à en voir partout des signes avant-coureurs, le moindre écart de conduite, la moindre forme de récalcitrance sont considérés comme les symptômes du mal. Dans un espace qu’on voudrait lisse comme une mer sans vagues, comment s’étonner que la laïcité de confrontation que Ricœur a souvent souhaité pour l’école soit restée un vœu pieux ? Prenons garde, cependant : sous le signe de l’abstention (« laïcité d’abstention »), la laïcité peut finir par être un étouffoir, la couverture de comportements d’esquive, l’excuse qu’on allègue pour n’avoir plus rien de personnel à affirmer : esquive, non seulement chez le maître, qui ne faisant plus la différence entre exprimer des convictions et en faire étalage, croit qu’il est vertueux de s’abstenir de tout engagement personnel en matière de pensée, mais encore chez les élèves, qui en viennent à se sentir personnellement agressés dès que leurs opinions se heurtent à d’autres, et surtout à des objections argumentées (cf. certains débats à propos du créationnisme, qui dégénèrent rapidement en d’âpres polémiques). Le pire, c’est probablement que cette forme d’évitement de tout débat, de peur que celui-ci ne débouche sur des conflits intraitables, favorise, en se généralisant, une attitude – qui finit par paraître vertueuse - de non implication, de passivité : reprenant les catégories d’Albert Hirschman, nous pourrions dire que l’ « exit », la désertion silencieuse, sanctionne le peu de cas que l’on fait de la parole, de la « voice », fût-elle chargée d’accents critiques et revendicatifs. Inutile d’insister davantage : l’existence du groupe, indéniablement, complique la relation face à face. Sans elle, pourtant, cette dernière deviendrait souvent rapidement invivable. A y regarder de près, en effet, la relation, idéalisée par Rousseau, entre Emile et son précepteur, comporte des traits qui ressemblent à ceux de l’inquisition ; sous son apparence de douceur, de permissivité, l’éducation « reçue » par Emile est une éducation fortement programmée, et sa solitude face au précepteur ne le prépare probablement guère à entrer activement dans un groupe, non seulement pour y trouver place, mais encore pour y prendre part (ce disant, je me réfère au double sens de « participation » repris de Rawls par Ricœur) : la passivité 8 de l’élève n’annoncerait-elle pas l’effacement du « citoyen » face, non plus à un maître de chair et de sang, mais à une « volonté générale »posée comme incompatible avec la formation de « nous » autogérés et capables de se fédérer ? Ricœur l’a souvent écrit : « être enseigné est un acte positif, une initiative à laquelle s’ordonne l’enseignement lui-même » ; il ajoutait : « à la limite, une institution universitaire pourrait fonctionner quelque temps sur cette base ; ce serait une entreprise gérée par les étudiants » (« Réforme et révolution dans l’Université », Esprit, 1968, Lectures 1, p. 383). Utopie, évidemment, mais qui sert à souligner, par contraste, les limites de ce qu’on tient comme allant de soi : que les premières vertus de l’enseigné – sinon de l’enseignant - (pris individuellement ou en groupe) sont, hélas !, la docilité et la passivité. L’utopie pourrait cependant devenir « Idée régulatrice » et indiquer la voie de la réforme ; laquelle passe par la lutte contre des habitudes qui, loin de seulement faciliter le travail éducatif, le plombent tout en entraînant l’institution toute entière sur la pente de l’entropie et, avant tout, du gaspillage. Quant à lui, Ricœur plaidait en faveur d’un travail à contre-sens, à effet possiblement néguentropique : un travail « de bas en haut », qu’il convient d’encourager très tôt. Pour que l’utopie autogestionnaire ne soit pas qu’une formule creuse, le philosophe demandait que l’on commençât très tôt à associer les enfants à certaines prises de décision les concernant ; que l’on commençât très tôt à faire de l’esprit coopératif, à travers des pratiques ad hoc, la meilleure approximation possible de l’esprit républicain de solidarité. Durkheim, à qui l’on reproche souvent son holisme – même Ricœur s’est parfois associé à ce reproche !-, a tenu, par exemple dans ses écrits sur l’éducation morale, à souligner l’importance de l’apprentissage de la coopération à l’école, et à mettre en garde, après Condorcet et Buisson, contre ce phénomène inquiétant : l’invasion de l’espace scolaire par « l’esprit » - si l’on ose encore dire -, de compétition. 4. Eduquer, ou l’art de la distance. Education, ou l’apprentissage de la distanciation. L’utopie, Ricœur nous l’a rappelé, peut devenir pathologique lorsqu’elle se coupe de toute forme d’attention aux contraintes inhérentes au réel. Mais le réalisme lui-même, si l’utopie ne sert plus de boussole, de principe d’orientation du vouloir, peut être pathologique en devenant justification du conformisme. Aussi, dans « La parole est mon royaume », le philosophe souligne-t-il avec raison – raison d’un réformiste qui n’a pas répudié toute aspiration révolutionnaire ! – la forme paradoxale de l’éducation, comprise comme accès à la culture : « Toute culture introduit non seulement un délai dans l’adaptation, mais encore un facteur de désadaptation […]. Principalement dans une économie consomptive comme celle vers laquelle nous semblons de plus en plus nous 9 orienter, la culture ne peut se définir seulement en termes de retard à la spécialisation, c’est-à-dire à l’ajustement, mais aussi en termes de désajustement aux liens qui constituent de plus en plus le monde de l’immédiateté » (p. 195). Depuis (ce propos, rappelons-le, date de 1955), l’utopie – défendue naguère par Jean Château, si mes souvenirs sont bons, qui souhaitait que l’école fût une espèce de havre, tellement à l’écart du monde qu’elle en viendrait à ressembler à une sorte de monastère, antimonde destiné à faciliter l’apprentissage de contre-valeurs), en a pris un coup, si je puis dire. L’école n’a plus pour mission, apparemment, d’instituer une distance – meublée de tiers culturels (expression redondante) – entre les enfants et les traditions axiologiques naguère assumées au sein des familles. Avec les familles, l’école elle-même se heurte aujourd’hui à un adversaire qu’on ne peut pas facilement tenir à la porte : celui des médias qui, tels internet et face book, réussissent à investir tout espace, privé et public ; qui, plus exactement, parviennent à rendre obsolètes les distinctions cognitive et pratique entre ces espaces. Qu’en découle-t-il ? Alors que sa mission était de baliser le passage du premier au second de ces espaces ; alors que, pour ce faire, elle savait prendre la forme d’un espace intermédiaire, de forme mixte, à mi chemin de l’intime et du public, qu’elle savait emprunter aux valeurs de l’un et de l’autre pour tempérer et limiter les risques qu’il y aurait à se modeler exclusivement sur l’un ou l’autre, l’école se trouve renvoyée, par de nouveaux prétendants au rôle d’agents de socialisation, par une conception et des pratiques nouvelles de « communication », du côté de la « tradition ». L’école, dont la mission, selon Ricœur, était de désajuster et de désadapter, se trouve ainsi disqualifiée, ou du moins fortement suspectée d’être désadaptée, voire inadaptée au monde moderne. Ce qui, au demeurant, pourrait expliquer – forme d’identification à l’agresseur – un certain volontarisme modernisateur, et le succès de « projets » visant à hâter, à accélérer l’adaptation des enfants à l’univers adulte – qu’on prétend connaître. Mais cela ne revient-il pas à vouloir qu’ils nous ressemblent, donc nier les possibles qu’ils incarnent et l’imprévisible, autre aspect d’une ouverture principielle, qui imprègne tout avenir véritable? Dans « La crise de l’éducation », Hannah Arendt ne manquait pas d’insister sur ce point : « C’est le propre de la condition humaine que chaque génération nouvelle grandisse à l’intérieur d’un monde déjà ancien […] ; par suite, former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs chances d’innover » (228). Encore faut-il, pour qu’on ait raison de parler d’innovation – pas d’innovation sans écart intentionnel -, que préexiste une sorte de socle, ou mieux de sol constitué, à la façon d’un riche terrain géologique, de multiples sédimentations, en l’occurrence de multiples traditions, dont l’hétérogénéité appelle l’interprétation et, partant, le renouvellement. De 10

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2 juin 2012 Penser l'éducation, avec Hannah Arendt et Paul Ricœur. Gilbert Vincent. « Penser, c'est dire non ». Alain. Mon propos n'a pas d'autre ambition
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