JESUS-CHRIST R.P. BERTHE PRÉFACE Il y a environ deux mille ans, apparut en Judée un personnage vraiment incomparable. Par sa doctrine, il éclipsa tous les sages ; par ses prodiges, tous les thaumaturges; par ses prédictions, tous les prophètes ; par son héroïsme, tous les saints; par sa puissance, tous les potentats de ce monde. Le drame de sa vie rejeta dans l'ombre les tragédies les plus émouvantes. Son berceau fut entouré de merveilles, puis l'enfant disparut subitement à tous les regards. Trente ans après, il sortit d'un petit bourg perdu dans les montagnes et jeta un tel éclat que tout un peuple ne s'occupa que de lui pendant trois années. On voulut le faire roi, mais les grands du pays, jaloux de sa gloire, le condamnèrent à mort et lui infligèrent le supplice ignominieux de la croix. Après trois jours, il sortit glorieux du tombeau, et remonta dans les cieux, d'où il était venu. De là, malgré les oppositions les plus formidables, il fit du monde entier son royaume, et courba sous son joug les peuples et les rois. Ce personnage, qui dépasse de cent coudées tous les héros dont l'histoire nous a conservé les noms, c'est celui que nous appelons Notre-Seigneur Jésus- Christ, et dont j'entreprends, après tant d'autres, de raconter la vie ... Aussi me suis-je souvent demandé s'il ne serait pas possible, avec les seuls documents évangéliques, d'écrire une histoire du Sauveur, non seulement instructive et édifiante pour les vrais fidèles, mais encore assez intéressante pour captiver l'esprit et le cœur du public indifférent ou plus ou moins perverti. Pour répondre à cette question autant que pour donner une idée du livre que j'offre aux lecteurs, je veux consigner ici les réflexions qui me sont venues à ce sujet. Et d'abord si l'homme moderne veut de l'extraordinaire, des récits qui piquent la curiosité, où trouvera-t-il un ensemble de faits plus merveilleux que ceux dont se compose la Vie de Jésus? Ces faits, presque tous ignorés de la foule, sont tellement extraordinaires qu'ils dépassent l'imagination du romancier le plus inventif, tellement émouvants qu'on ne peut souvent en lire les détails sans frémir d'admiration ou d'horreur. Et l'impression qu'on éprouve est d'autant plus forte qu'il ne s'agit point ici de fictions, de légendes, de traditions douteuses, de révélations plus ou moins authentiques, mais de faits réels, certifiés par Dieu lui-même. En second lieu, pour donner plus de charme à leurs récits, les écrivains emploient ce qu'ils appellent la couleur locale. La description des lieux, le paysage, jouent un grand rôle dans les romans. L'historien de Jésus peut peindre aussi le pays où le Sauveur a voulu naître, vivre et mourir. Et quelle terre fascine l'âme et l'attendrit comme celle qu'on appelle la Terre Sainte? Sous les yeux du lecteur attendri passeront successivement Bethléem, Nazareth, Jérusalem; le Thabor et le Jourdain; les vallées et les montagnes de la Judée; le beau lac de Génésareth; les grottes, les routes solitaires, les rues de Sion, sanctifiées par les sueurs, les larmes, le sang d'un Dieu. Chacun de ces noms bénis attire encore aujourd'hui, après deux mille ans, des milliers de pèlerins, heureux de s'agenouiller en ces lieux que Jésus a vus de ses yeux et foulés de ses pieds sacrés. En les décrivant, l'historien doublera l'intérêt qui s'attache à ses récits. En troisième lieu, pour qu'un livre soit vivant et toujours attrayant, des faits isolés, des épisodes, si touchants qu'ils soient, ne peuvent suffire. Il faut qu'une idée-mère les domine, les enchaîne, et les ramène tous à l'unité d'une action principale, d'un drame qui se développe depuis la première scène jusqu'au dénouement. A ce point de vue, on a trop représenté la Vie de Jésus, tirée des quatre évangélistes, comme un amas confus d'actes et de discours sans suite et sans connexion. La tâche de l'historien, c'est de dissiper cette erreur en mettant en relief la cause unique qui produisit tous les faits évangéliques et aboutit. comme dénouement, à la tragédie du Calvaire. Cette cause, c'est la révolte des Juifs contre le Messie, le Sauveur qu'ils attendaient. Jésus, en effet, le vrai Messie, le vrai Sauveur, se présente pour fonder un royaume, le royaume spirituel des âmes. Or, les Juifs réclament non un roi spirituel, mais un roi temporel; non un sauveur d'âmes, mais un libérateur de leur nation, un vainqueur qui leur donne l'empire du monde. De là un antagonisme et des luttes sans fin. Jésus prêche le royaume de Dieu: le peuple l'applaudit, mais les chefs du peuple le poursuivent avec fureur. Jésus appuie sa doctrine par des miracles. Il prouve sa divinité: au lieu de lui répondre, les pharisiens ramassent des pierres pour le lapider. Il démasque devant la foule leur orgueil et leur hypocrisie: le tribunal suprême décrète sa mort. Quelques jours après, Jésus ressuscite Lazare, entre triomphant à Jérusalem au milieu d'un peuple enthousiaste qui veut le faire roi. Alors, il est conduit au trône qu'il était venu chercher, c'est à-dire à la croix sur laquelle il devient le Sauveur du monde et le Roi de tous les peuples. Trois jours après, il ressuscite, et remonte dans les cieux, d'où il écrase tour à tour les révoltés de tous les siècles, en attendant le jour où il viendra rendre justice à ses amis comme à ses ennemis. Tel est le fond de la sublime épopée que l'Evangile suppose toujours, et auquel se rattachent tous les incidents de la Vie de Jésus. Enfin, après avoir relevé les divers éléments d'intérêt que présente le sujet, reste à choisir une forme littéraire qui communique à cette matière la chaleur, le mouvement et la vie. Il me paraît que, pour répondre au goût du public, la forme doit être, comme celle des Evangiles, exclusivement narrative. Il faut de la science pour écrire la Vie de Jésus, mais cette science, répandue partout, doit se dissimuler toujours. L'historien ne doit point céder, sous prétexte de décrire une localité, à la tentation d'étalier ses connaissances géographiques ou archéologiques, encore moins d'inonder ses récits de réflexions morales ou ascétiques. Les réflexions se présenteront d'elles-mêmes et n'en auront que plus de charme pour le lecteur. Il faut éviter toute controverse sur les difficultés que présente l'Evangile, en les faisant disparaître par une explication habilement placée dans le contexte. Les écrivains sacrés procèdent toujours par affirmation : le sujet exige qu'on emploie la même méthode, sous peine de briser le récit à chaque instant, et d'en amoindrir la majesté. Ajoutons encore qu'à l'exemple des évangélistes, il faut savoir contenir ou son enthousiasme ou son indignation. Les écrivains sacrés, que personne n'égalera jamais, racontent les scènes les plus horribles avec un calme qui donne le frisson. Quant au style proprement dit, l'historien du Christ doit aussi se rapprocher le plus possible du style évangélique, de cette simplicité majestueuse, seule digne du personnage mystérieux et divin qu'il faut faire revivre. Toute phrase prétentieuse diminuerait, en la voilant, la grande figure du Sauveur, de même qu'une parure mondaine eût rabaissé son caractère divin. Toutefois à la simplicité de la forme doit s'unir ce ton de réserve et de solennité qui exclut forcément la vulgarité et la mesquinerie des détails, comme indignes du grand Dieu dont on raconte la Vie. LIVRE PREMIER L’ENFANT-DIEU I L’APPARITION Hérode, tyran d'Israël. - Le prêtre Zacharie. - Révélations de l'ange Gabriel. - Naissance de Jean-Baptiste. - Le Benedictus. (Luc., l, 5-25 et 57-80.) Près de trente-cinq années s'étaient écoulées depuis que l'Iduméen Hérode tenait dans ses mains sanglantes le sceptre usurpé de Juda. Longtemps le peuple de Dieu avait espéré qu'un rejeton de ses princes l'affranchirait du joug de l'étranger; mais, pour lui enlever toute possibilité d'une restauration nationale, le tyran ne craignait pas de verser jusqu'à la dernière goutte du sang des Macchabées. Il s'efforça même de faire oublier aux Juifs la religion de leurs pères en introduisant dans Jérusalem les mœurs et coutumes de Rome païenne. On vit s'élever sur la terre sainte de Jéhovah des théâtres impurs, des cirques où s'égorgeaient les gladiateurs, et même des temples consacrés à l'empereur Auguste, la seule divinité que respectât Hérode. Cependant, à part la secte des hérodiens, dévoués à la fortune et aux idées du maître, le peuple restait fidèle à Dieu. En vain, pour le flatter, le tyran faisait-il reconstruire avec une magnificence sans égale le temple de Jérusalem, on pleurait sur les scandales qui désolaient la cité sainte, on évoquait en gémissant les gloires du passé, on maudissait en silence l'impie étranger, cause de tant de malheurs, on suppliait Jéhovah d'envoyer enfin le Libérateur tant de fois annoncé par les prophètes. Du reste, les docteurs expliquaient dans les synagogues que le Messie ne pouvait tarder à paraître, car des soixante-dix semaines d'années qui, d'après Daniel, devaient précéder son avènement, soixante-quatre étaient écoulées. Et de Dan jusqu'à Bersabée, les vrais Israélites répétaient les vieux chants de leurs pères : « Cieux, envoyez votre rosée, et que la terre produise enfin son Sauveur. » Un événement singulier vint bientôt confirmer ces pressentiments. A quelques lieues de Jérusalem, vivait alors un vieux prêtre de Jéhovah, nommé Zacharie. Il appartenait à la classe sacerdotale d'Abia. l'une des vingt-quatre qui remplissaient alternativement les fonctions sacrées. Sa femme, comme lui de la famille d'Aaron, s'appelait Elisabeth. Tous deux, justes devant Dieu, observaient la loi avec une scrupuleuse fidélité. Leur vie, également irrépréhensible devant les hommes, s'écoulait paisiblement au sein des montagnes de Juda, si riches en touchants et gracieux souvenirs. Et cependant un profond chagrin minait leur âme. Malgré d'ardentes supplications, leur foyer était resté désert. Trop avancés en âge pour espérer désormais que Dieu exaucerait leurs vœux, ils acceptaient, sans pouvoir se consoler, cette épreuve devenue presque un opprobre aux yeux des enfants d'Israël. Chaque année, à différents intervalles, Zacharie se rendait dans la cité sainte pour s'acquitter au temple des fonctions de son ministère. Or, dans la trente-cinquième année d'Hérode, au mois de septembre, Zacharie étant de service, les représentants des vingt- quatre familles sacerdotales tirèrent au sort, selon l'usage, l'office particulier que chacun aurait à remplir. Le sort assigna au vieux prêtre la plus honorable fonction, qui consistait à brûler l'encens sur l'autel des parfums. Un soir, au coucher du soleil, la trompette sacrée retentit dans toute la ville pour appeler les habitants au temple. Revêtu des ornements sacerdotaux et accompagné des prêtres et des lévites, Zacharie se dirigea vers le sanctuaire et s'avança jusqu'à l'autel des parfums. Là, un des prêtres assistants lui présenta des charbons ardents, qu'il plaça dans un vase d'or au milieu de l'autel; puis, ayant pris des parfums autant que la main peut en contenir, Hies répandit sur le feu. A ce moment solennel, prêtres et lévites s'étant retirés, Zacharie recula de quelques pas, selon le rite accoutumé, et se prosterna devant Jéhovah, pendant que le nuage d'odorante fumée montait vers le ciel. Alors, seul aux pieds de l'Eternel, le prêtre vénérable se ressouvint des calamités qui pesaient sur son peuple, et se faisant l'interprète de tous les Juifs fidèles, il récita, plein d'émotion, les paroles du rite sacré : « Dieu d'Israël, sauve ton peuple, et donne-nous le Libérateur promis à nos pères. » Au dehors les lévites chantaient les psaumes du soir, et la multitude assemblée dans le parvis faisait aussi monter vers Dieu l'encens de sa prière. Tout à coup Zacharie relève la tête et aperçoit, à la droite de l'autel, un ange tout brillant de gloire. Depuis longtemps Dieu n'envoyait plus aux enfants de Juda ses célestes messagers; aussi le vieux prêtre fut-il saisi de terreur à cette apparition inattendue. L'ange le rassura: « Ne crains rien, lui dit-il, je viens t'annoncer que ta prière a été exaucée. » Zacharie écoutait sans comprendre, mais l'ange lui révéla en ces termes l'objet de sa mission: « Ton épouse Elisabeth te donnera un fils que tu nommeras Jean. Ce sera pour toi l'enfant de la joie, et sa naissance deviendra pour beaucoup un sujet d'allégresse. Grand devant l'Eternel, il ne boira ni vin ni aucune boisson fermentée; rempli du divin Esprit dès le sein de sa mère, il convertira les enfants d'Israël au Seigneur leur Dieu, rétablira la concorde entre les fils et leurs pères, et, ramenant les incrédules à la sagesse des justes, il préparera au Seigneur un peuple parfait. Animé de l'esprit et de la vertu d'Elie, il précédera celui qui doit venir. » L'ange se tut. Emu jusqu'au fond de l'âme, le saint prêtre n’en pouvait croire ses oreilles. Le Libérateur va paraître, et ce sera le fils de Zacharie qui lui préparera les voies. L' ange de Dieu l'affirme, et il l'affirme en empruntant les propres paroles dont se servit le prophète Malachie, cinq siècles auparavant, pour annoncer le précurseur du Messie. Cependant comment ces promesses pourront- elles se réaliser? Un doute traversa soudainement l'âme de Zacharie, et il ne put s'empêcher de le manifester à l'ange. « Je suis vieux, lui dit-il, et mon épouse est aussi sur le déclin de l'âge : à quel signe reconnaîtrai-je que votre prédiction doit s'accomplir? - Apprends, reprit l'ange de Dieu, que je suis Gabriel, l'un des sept Esprits qui se tiennent debout devant le trône de l'Eternel. Jéhovah m'a député vers toi pour te révéler ses secrets. Parce que tu n'as pas cru simplement à ma parole, tu seras muet, sans pouvoir articuler un mot, jusqu'à l'accomplissement de ma prophétie. » Au même instant la vision disparut, et Zacharie resta seul devant l'autel. Cependant le peuple s'étonnait que le prêtre tardât si longtemps à sortir du sanctuaire; il ne devait y séjourner que le temps strictement nécessaire pour rendre à Jéhovah les honneurs dus à sa majesté. Déjà des sentiments d'inquiétude agitaient l'assemblée, quand Zacharie apparut sur le seuil du temple. Son visage et son regard exprimaient en même temps l'épouvante et le bonheur. Il leva la main pour bénir les assistants prosternés devant lui, mais ses lèvres ne prononcèrent point la formule accoutumée. La bénédiction du vieillard descendit silencieuse sur la multitude, et il se retira, s'efforçant par ses gestes de faire comprendre à tous comment, à la suite d'une vision mystérieuse, il avait perdu l'usage de la parole. La prédiction de l'ange se réalisa de point en point. Son ministère terminé, Zacharie regagna sa paisible demeure, et il arriva qu'Elisabeth conçut, selon la promesse du céleste messager. Dissimulant l'excès de sa joie, elle resta cachée dans sa maison durant cinq mois. Seule avec Dieu, elle le remerciait d'avoir daigné lever l'opprobre qui pesait sur elle. Quand arriva le moment d'enfanter, elle mit au monde un fils, selon la prédiction de l'ange. Ce fut l'occasion d'une grande joie dans la contrée: parents, amis, voisins, félicitèrent l'heureuse mère, si particulièrement favorisée des miséricordes du Très-Haut. Le huitième jour après sa naissance, l'enfant devait être circoncis. Les parents et les alliés accoururent à la cérémonie, pour imposer, selon les prescriptions de la loi, un nom au nouveau-né. D'un commun accord la famille décida qu'on l'appellerait Zacharie comme son père, afin de perpétuer le souvenir du saint vieillard; mais Elisabeth, instruite des volontés de Dieu, s' y opposa formellement. A toutes les instances des parents, elle répondit sans hésiter: « Non, c'est Jean qu'il faut l'appeler. » Surpris et mécontents de ce choix que rien ne justifiait, ceux-ci lui représentèrent qu'aucun membre de la famille ne portait ce nom, et comme Elisabeth s'obstinait, ils prirent le parti de consulter le père. Le vieux prêtre, toujours muet depuis la vision du temple, demanda ses tablettes, et de la pointe de son stylet grava sur la cire ces quatre mots : « Jean est son nom. » Cette décision, aussi prompte qu'inattendue, jeta tous les assistants dans la stupéfaction, quand tout à coup leur attention fut attirée par une scène bien autrement émouvante. Aussitôt que Zacharie eut écrit le nom de son fils, l'Esprit de Dieu s'empara de lui, délia sa langue enchaînée depuis neuf mois, et les enfants d'Israël entendirent résonner à leurs oreilles les accents inspirés d'un nouveau prophète. La main levée vers le ciel, le cœur brûlant du feu divin, le saint vieillard s'écria: « Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, qui daigne visiter son peuple et opérer sa rédemption. «Il va susciter un Libérateur puissant dans la maison de David, son fils de prédilection, selon la promesse renouvelée de siècle en siècle par ses
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